L'internet : culture et acculturation (3/3)
 
 
 

L'internet comme "cyberspace" possède sa propre culture. Procède-t-elle cependant d'un processus d'universalisation?

La culture cyberpunk comme fondement

Si l'Internet est un monde nouveau, il doit lui correspondre une culture propre, une "cyberculture", comme on l'entend fréquemment. D'où vient cette conception? 
Elle trouve ses origines chez les pionniers du réseau mondial des années 70-80 qui évoluaient alors dans un réseau marginal qui ne reliait, mis à part l'usage officiel qu'en faisaient les gouvernements, que quelques universités. Nous noterons tout de même que le processus de construction de cette "cyberculture" se situait dans un univers non destiné au grand public.
Les premiers utilisateurs du réseau mirent alors en place un ensemble de références culturelles qui trouvèrent leur expression la plus accomplie chez des auteurs comme William Gibson, déjà cité, ou chez l'incontournable Bruce Sterling, qui développèrent tous deux le concept de "cyberpunk". Cette culture est en fait une "contre-culture"
 

"Ainsi, à travers l'informatique, l'espoir est possible, le champ est ouvert à une contre-culture vivante, faite de fictions comme de pratiques concrètes. Pour elle, l'éveil de la conscience se fera par une prise de contrôle des nouveaux médias de communication, puis du nouvel espace de communication global, le cyberespace, l'ultime frontière. Comme le Far West, le cyberespace alimente bien des fictions, qui alimentent elles-mêmes la réalité. Comme les cowboys au début du siècle, les cyberpunks influencent aujourd'hui la construction sociale d'un nouveau monde encore embryonnaire."
André-Claude Potvin

Vers une forme de réalité de la cyberculture

Peut-on dire cependant que chaque internaute, à l'époque de l'Internet grand public, se sent investi de ces références historiques? Force est de constater que non. Bon nombre d'entre eux n'ont même jamais entendu parler de culture cyberpunk Il est vrai que la réalité des pratiques sur internet sont actuellement essentiellement marchandes (e-commerce) ou utilitaires (chat, forums). 
          Il semblerait pourtant que des éléments d'une culture originale apparaissent dans des initiatives certes isolées, marginales, mais peut-être constitutives d'un mythe. A titre d'exemple nous pouvons citer le musée des bannières publicitaires ou le cimetière des sites désuets. Le caractère auto-centré d'internet qui parle beaucoup de lui-même est encore un autre indice de la formation de cette culture qui lui est propre. On pourrait même faire l'analogie avec la culture française, par exemple, en disant que ce n'est pas l'histoire objective qui est un élément de la culture nationale, mais bien l'histoire construite par un discours : c'est, entre autre, l'histoire qu'on apprend à l'école. De la même façon, la différence entre les coutumes et la culture peut être appréhendée par la conception que l'on peut se faire de la langue française. L'usage du français cesse de faire partie de mes simples coutumes ou pratiques et entre dans la culture à partir du moment où je l'apprends à l'école, comme une langue étrangère, que je prends de la distance, en somme, par rapport à elle. 
Nous touchons ici un point essentiel de notre argumentation en affirmant de fait que la culture est un processus de réappropriation des différentes formes de culture. Par là même, l'internet proposerait indéfiniment des façons de se réapproprier les formes qu'elles génèrent, et cela de par son aspect infini.

Une autre façon d'invalider la thèse de l'émergence d'une identité collective est de penser que l'Internet a la capacité d'engendrer ses propres mythes. Ne peut-on pas considérer que Bill Gates, ou des figures plus proches de nous comme le sont celles de Jérémy Béréby, par exemple, contribuent à fonder le mythe de l'entrepreneur du 21 ème siècle qui peut se payer le luxe d'inventer ses propres règles et de casser les codes en vigueur? Même si les pionniers de l'internet des années 70 doivent se sentir trahis par l'Internet acquis à la logique du tout business, force est de constater que l'esprit libertaire est toujours là, même chez des entrepreneurs les plus soucieux de leurs marges de profit. Et c'est peut-être là une nouvelle façon d'exister qui, si elle ne correspond pas à quelque chose de vécu pour la majeure partie des internautes, fonctionne comme un mythe dont chacun est un peu investi. 
Le site Kasskooye.com qui a pour vocation de lutter contre ce profit facile est un argument de plus dans le sens de la construction progressive de cette cyberculture. Car un pastiche ne peut être explicite que si ce qu'il dénonce existe réellement dans les représentations collectives. 

La question qui se pose alors consiste à se demander si cette identité collective particulière à l'internet, cette cyberculture, possède une force d'universalisation qui pourrait nous faire parler d'acculturation.

Mais la propre culture de l'internet n'est pas "acculturée" : un "Universel sans totalité" (Pierre Lévy)

Peut-on affirmer que la cyberculture possède un ensemble de référents unifiés? Peut-on dire qu'elle se dirige franchement vers une forme d'universalisation, ou ne devons-nous pas y voir un phénomène plus complexe?

Que ce soient les écrivains cyberpunk des années 80 ou des auteurs comme Jean-Claude Guédon, tous soulignent l'évidente analogie entre la cyberculture et la culture du maillage ou de la diaspora. Philippe Quéau, dans cette logique, considère que la cyberculture est un élément qui peut nous aider à vivre la mondialisation, à l'intégrer, en ce sens qu'elle est "glocale". Il insiste d'ailleurs lourdement sur la fonction d'une telle culture dans notre société, considérant qu'elle peut nous faire comprendre le global avec le local.
 

"L'essence de la cyber-culture est liée à l'appréhension du global, du mondial, du planétaire, et in fine de l'universel. D'autres cultures et d'autres civilisations ont eu ce tropisme universaliste. Mais ce qui est nouveau, c'est que la cyber-culture utilise des moyens de notre temps pour agir sur les problèmes de notre époque."
Philippe Quéau, Unesco, Cyber-culture et info-éthique 

On voit donc comment Philippe Quéau répond à la thèse de l'internet vu comme une étape dans un processus d'acculturation. Cependant, on peut aller bien plus loin que le simple concept de culture glocale. 

Pierre Lévy utilise celui "d'universel sans totalité"

Il veut ainsi distinguer la recherche de l'universel du processus d'universalisation. Il considère alors que les hommes tendent effectivement à ne plus former qu'une seule communauté mondiale, même si cette dernière est inégalitaire et conflictuelle.Ce qu'il souligne, c'est que cette communauté mondiale n'est pas dominée par la cyberculture. C'est ce qu'il démontre en affirmant que la cyberculture est bien loin de constituer une menace totalitaire. Il faut prendre bien soin de distinguer menace totalitaire et recherche de l'universel. 

Ainsi Pierre Lévy nous fait dépasser le débat acculturation / nouvelle culture, en posant le principe selon lequel on a bel et bien une nouvelle culture qui recherche l'universalité sans être pour autant "acculturante".
 
 
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