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L'internet et les épistémologies des SHS

Éric Guichard1

Février 2013

Sommaire

1  Des ordinateurs omniprésents
    1.1  Changer de machine
    1.2  Apports et menaces de l'informatique et des réseaux
    1.3  Une pensée instrumentée
2  Culture technique, culture de l'écrit
    2.1  Culture inhérente au dispositif
        2.1.1  Exemples de normes contraignantes
        2.1.2  Une tradition lettrée consciente de la matérialité de l'écriture
        2.1.3  Effets intellectuels du support
    2.2  Définition de l'écriture
    2.3  Textualisations et combinatoire
        2.3.1  Combinatoire élémentaire
        2.3.2  Un exemple de matrice textuelle
    2.4  Techniques de l'interprétation et culture
3  Humanités digitales ou numériques
    3.1  Un lexique ambigü sans références historiques
    3.2  Acteurs et discours
        3.2.1  Opportunisme d'universitaires américains?
        3.2.2  D'autres acteurs
        3.2.3  Croyances et utopies
    3.3  Les humanités numériques en France
        3.3.1  Des partisans des méthodes digitales
        3.3.2  Sociologie des Digital Humanities en France
4  Épistémologie
    4.1  Des méthodes avérées
    4.2  Penser la pensée
    4.3  Conclusion

Ce texte est le preprint d'un article publié dans le numéro 2 de la revue Sciences/Lettres (Ens, 45 rue d'Ulm, Paris, France), intitulé Les épistémologies des sciences humaines et sociales et l'internet (dir. É. Guichard et Th. Poibeau), à paraître en automne 2013 (http://www.openedition.org/10123).

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Résumé

Les ordinateurs et les réseaux nous rappellent à quel point notre pensée est instrumentée et nous font prendre conscience qu'elle l'a toujours été. Pour le dire autrement: la culture propre à l'informatique apparaît surtout technique. Mais elle n'est que la traduction contemporaine de l'ensemble des savoir-faire liés à la maîtrise de l'écriture. Nous (re)découvrons alors un lien étroit entre culture technique et culture des savants et des érudits, et les anthropologues ont montré la relation entre cette dernière et la culture au sens large: par effet de domination (le pouvoir de l'écrit) et parce que l'écriture invite à la réflexion sur les objets qu'elle manipule ou met en évidence. Il y a donc un lien direct entre culture technique propre à l'écriture et culture d'une société.

Nous montrons alors comment l'écriture électronique et en réseau infléchit les problématiques et les épistémologies de disciplines communément regroupées sous l'étiquette sciences humaines et sociales  (SHS): nouvelles méthodes, potentialités combinatoires, questions posées par les usages du numérique , etc., mais aussi savoir-faire élémentaires (écrire ou repérer un signe dans un texte). Certaines de ces problématiques commencent à être abordées par des personnes qui se revendiquent du mouvement des  humanités numériques . Nous montrons que la faiblesse argumentative des représentants de ce mouvement est moins préoccupante pour les scientifiques que la facilité avec laquelle ils se font entendre: outre le dévoilement sociologique du monde universitaire actuel, toujours instructif, cen'est pas tant l'essor des humanités numériques  qui pose problème (parce qu'elles seraient mal définies ou joueraient d'un oxymore peu efficace épistémologiquement) que le silence de représentants des SHS  quant à l'évolution des contours de chacune de leur discipline sous l'effet de l'écriture contemporaine. Pourtant, l'étude de cet effet, déjà balisée par des épistémologues, est prometteuse. Et elle permet de comprendre ce qui se fabrique , de façon profane comme savante, en matière de culture numérique.

Abstract

Computers and networks remind us how much our thought is instrumented and they help us understand that it always was the case. In other words: the culture related to computers appears highly technical. Nevertheless, it is nothing more than the present translation of the set of know-hows related to literacy. This helps us discover (once more) an historical link between technical culture and culture of the scholars. Anthropologists have already explained how this culture of scholars and scientists extends to the culture at large: as a result of social domination (the power of writing) and by product of reflexivity: writing invites us to think about its objects and categories, and this meditation feeds culture in its wider sense. Hence, there is a direct link between technical culture related to writing and culture of a society.

This helps us to show how digital and networked writing influences the problematics and epistemologies of disciplines commonly grouped under the label `human and social sciences': new methods, combinatorial capacities, questions induced by the uses of the internet, and also basic skills (writing a text, finding a sign in a text). Some people claim that these questions are those of `digital humanities'. As a scientist, we are more interested in the reasons in why this movement is influential than in the weakness of their argumentation (fuzzy definition of DH, etc.): they reveal an interesting sociology of the University and manifest a loud silence of the representatives of social sciences about the way the frontiers of their disciplines evolve under the influence of present writing. However, the study of these changes, already studied by epistemologists, is very promising. And it helps understand the reality of digital culture, in its scholarly and popular expressions.

Mots clés

Internet, écriture, combinatoire, humanités numériques, anthropologie, épistémologie.

Keywords

Internet, writing, combinatory, Digital Humanities, anthropology, epistemology.

1  Des ordinateurs omniprésents

En 2013, des enseignants-chercheurs et des responsables d'institutions culturelles affirment toujours que les ordinateurs sont des outils sans incidence significative sur les problématiques et les conceptualisations des SHS2. Ces assertions sont pourtant contredites à quelques moments précis de la vie du chercheur ou de l'érudit: quand il/elle3 change d'ordinateur personnel - ou pire, se le fait voler.

1.1  Changer de machine

La sauvegarde, puis le basculement de ses dossiers et fichiers sur la nouvelle machine, incluant le transfert de ses boîtes à lettres en s'assurant qu'elles sont toujours lisibles par le logiciel de mail préalablement téléchargé puis installé, s'inscrivent rapidement dans la liste des moments de l'année où la vigilance absolue s'impose, où toutes les inquiétudes face à la machine réapparaissent.

Tout aussi délicate est l'installation des logiciels avec lesquels nous avons pris l'habitude d'écrire, de compter et dessiner. Trouver la version compatible avec le dernier système d'exploitation, l'installateur optimal4, vérifier que toutes les bibliothèques (librairies) et dépendances se téléchargent et s'emboîtent correctement, repérer les logiciels qui ne fonctionnent plus avec le nouvel ordinateur, tout cela ne prend pas des heures, mais des jours entiers.

Ces exemples peuvent paraître techniques pour qui utilise des logiciels d'écriture grand public et payants5: dans ce dernier cas, le problème est alors amplifié, puisque les choses potentiellement perdues lors de l'acquisition d'un nouvel ordinateur ne sont plus seulement les logiciels, mais les fichiers: anciens articles, ouvrages, etc., écrits  en des formats vite devenus obsolètes6.

Il nous reste enfin à retrouver tous les login et mots de passe qui nous permettent de nous connecter sur une variété de sites webs (journaux, listes de discussion privées, pages commerciales en ligne, logiciels gratuits demandant néanmoins un mot de passe pour les mises à jour, identifiants bancaires) et à nos réseaux Wi-Fi habituels.

1.2  Apports et menaces de l'informatique et des réseaux

Le plaisir pris à découvrir une nouvelle machine plus performante, plus confortable, plus ouverte vers l'extérieur relève désormais de la nostalgie. Aux énervements croissants liés à l'impression de nous voir transformés en machine à consommer7, s'ajoute un constat désarçonnant: nous réalisons que l'ordinateur n'est pas seulement une machine à écrire, à se distraire, à communiquer ou à dépenser de l'argent, mais aussi un instrument intellectuel doublement incontournable.
  • Tout d'abord, sans ordinateur ou entre deux ordinateurs, nous nous sentons dotés de capacités réduites, loin de nos archives et de nos instruments d'écriture, calcul et graphique inclus. Nous réalisons l'importance cruciale de tous ces amas de textes structurés par nous-mêmes (articles, bibliographies, etc.) ou par autrui (logiciels) et découvrons celle de gestes qui semblaient insignifiants et sans incidence sur l'exercice intellectuel. Ainsi l'informatique serait dotée d'une positivité (d'une source d'avantages objectifs), intimement liée à l'écriture: la capacité à penser.

  • Les réseaux ont aussi leur importance: depuis leur essor, nous (re)découvrons l'usage massif des dictionnaires8 des outils en ligne et des échanges avec autrui (par le biais de la correspondance électronique ou de la lecture d'articles de collègues). Autant d'outils et de pratiques dont l'incidence pour le chercheur SHS apparaissait négligeable il y a 20 ans.

De ces deux constats, il ressort que la pensée est fortement technique et collective. Plus exactement, l'informatique et les réseaux nous rappelent plus ce fait qu'ils nous le prouvent - fait historique que je commenterai au point 1.3.

Mais pouvons-nous raisonner exclusivement en termes de positivité de l'écriture?

  • La façon dont nous sommes obligés d'adopter des gestes précis avec nos machines, de glisser à tout moment des fragments de texte comme les mots de passe quand on  nous le demande, et aussi dont nous rédigeons nos questions, par exemple à un moteur de recherche, pour éviter que les résultats ne soient trop standard ni déplacés9 , tout cela nous invite à nous demander si les machines en réseau ne contraignent pas notre pensée.

  • Certains philosophes de l'internet vont plus loin, depuis que les réponses des moteurs de recherche ne dépendent pas seulement de la topologie des pages web, mais aussi du nombre des requêtes identiques à la nôtre et désormais du profil  que ces méta-machines élaborent à partir de la somme de nos questionnements: du fait que le moteur de recherche, instrument intellectuel quotidien, n'est fiable ni dans le temps ni universellement, nous ne pouvons plus revendiquer l'autonomie de notre pensée [Mathias, 2009].

1.3  Une pensée instrumentée

Ce rappel des contraintes digitales (gestuelles) et méthodologiques qui s'imposent à nous avec l'internet nous montre qu'un nouveau système scribal (relatif à l'écriture) ne se décrit pas exclusivement en termes de bénéfices et de progrès. Néanmoins, l'ensemble des avantages et inconvénients précédemment décrits, complété des questions que nous nous posons quand nous prenons conscience de l'influence des machines, des logiciels en ligne et de la résultante de leurs usages en collectif sur nos raisonnements élémentaires, nous conduit à nous poser de nouvelles questions sur la façon dont nous organisons notre pensée. Ainsi s'affiche une étroite interaction entre exercice intellectuel et outillage matériel.

À ce stade du raisonnement, nous pouvons préciser les deux constats évoqués précédemment et en mentionner un troisième.

  1. Notre pensée est majoritairement appareillée: technique et collective. Notre but n'est pas de réduire totalement la pensée à une activité technique, mais de rappeler que cette importance de l'instrument technique est fréquemment niée en SHS  - cette attitude pourrait à elle seule définir les SHS , sinon signaler l'évolution des frontières entre leurs disciplines. Gilles Gaston Granger exprime clairement la relation entre pensée et calcul: Le calcul se trouve donc ainsi réduit à son aspect minimal d'automatisme. Il est clair cependant que l'acte de calculer pour un sujet pensant comporte des aspects non mécaniques, peut-être vicariants ou secondaires, mais qui contribuent assurément à donner un sens à la procédure. [...] À ces environnements du calcul qui, d'une certaine manière, le débordent, nous avons donné le nom de `pensée'. [Granger, 2001,p. 76, 77].

  2. Elle l'a toujours été. Cette assertion est partagée par certains antiquisants, anthropologues et aussi mathématiciens [Jacob, 1996,Goody, 1994,Dhombres, 2012]. Pourtant, d'autres chercheurs en doutent encore, tant l'idée que la pensée est pure, spirituelle, et opposée à des gestes répétitifs, à la technique est incorporée chez nombre d'intellectuels français (et de culture latine). Le point important est que l'internet ne signale pas un changement (la pensée auparavant spirituelle désormais instrumentée, ce qui induirait une révolution épistémologique), mais qu'il révèle une situation permanente dans l'univers des pratiques intellectuelles. L'actualisation de ces questions, manifeste depuis l'appropriation de l'écriture informatique et en réseau, est certes induite par la nouveauté de cette écriture, mais aussi par sa coexistence avec l'ancienne: nous sommes confrontés à deux modalités de l'écriture. La première, imprimée, qui renvoie à des savoir-faire assimilés voire dissimulés parce qu'implicitement intégrés dans les apprentissages. La seconde, électronique, déconcertante car peu socialisée, aux effets assurés mais qu'il serait illusoire de considérer comme révolutionnaires. Pour le dire autrement, notre lucidité renouvelée quant à l'importance10 de toutes ces pratiques que nous croyions mineures ou secondaires tient autant à l'étrangeté (l'exotisme) des gestes, savoir-faire et raisonnements imposés par la nouvelle écriture qu'à la permanence de ceux induits par l'écriture imprimée.

    Seconde vertu de cette situation favorisant le comparatisme, elle nous révéle l'espace de croyance dans lequel nous nous plongeons volontairement quand nous supposons l'existence d'une frontière entre pensée et appareillage - ou, à l'inverse, quand nous supposons la technique angélique et susceptible de répondre à toutes nos questions.

  3. Cet appareillage est réflexif. Ici encore, le fait n'est pas nouveau, même si son évidence est renforcée par l'altérité à laquelle nous confrontent les formes d'écriture contemporaines: avec les ordinateurs et les réseaux, nous découvrons que tout dispositif écrit s'accompagne d'une culture spécifique, assimilable à des savoir-faire: celle qui régit ses propres modes d'accès. Cette culture n'est pas que technique: elle est la culture spécifique des mondes lettrés, comme elle l'a toujours été [Olson, 1998].

2  Culture technique, culture de l'écrit

2.1  Culture inhérente au dispositif

Il peut paraître difficile d'imaginer qu'un mode d'écriture, dans sa forme la plus primaire (le support), puisse conditionner les moyens d'accéder à son contenu: les ressources documentaires propres au texte qui faciliteront sa compréhension et son analyse. La façon la plus simple de mettre en évidence cette étrange réflexivité, à mon avis universelle, consiste à expliciter des pratiques contemporaines rarement commentées.

2.1.1  Exemples de normes contraignantes

Nous restons toujours sur notre faim à la consultation des thèses et ouvrages qui se concluent sans bibliographie. La norme11  qui veut qu'une référence bibliographique ne soit pas dans le corps du texte, mais signalée en bas de page, et qui requiert de circuler dans toutes ces notes pour retrouver tous les ouvrages cités, s'avère contre-productive - tout comme celle qui exige des ordonnancements bibliographiques tels que Nom de l'auteur en bas-de-casse ou en petites capitales, précédé de l'initiale du prénom suivi d'un point et d'un espace insécable12 . Il est amusant, mais aussi inquiétant de voir des professeurs d'université passer des heures à modifier leur bibliographie pour mettre les prénoms après le nom plutôt qu'avant, à les réduire en initiales, ou à mettre les titres d'ouvrage en gras quand ils étaient en italiques. Même si nous oublions les effets actuels et prochains de l'écriture en réseau 13, nous pouvons imaginer qu'un automate supposé nous aider, sinon nous servir, devrait effectuer lui-même ces réarrangements.

Un ouvrage réellement utile au lecteur, et aussi à son auteur devrait disposer au moins des quatre hypertextes suivants: bibliographie, index thématique, index des noms cités, et table des matières14. Or nous vivons un paradoxe: les personnes qui supposent que la maîtrise des logiciels permettant et facilitant la production de ces listes hypertextuelles15 est purement technique et donc déléguée à l'informaticien ou au secrétaire sont les premières à s'engager dans la réalisation mécanique et sans intelligence décrite précédemment. Quelles parts de rationalité et de préjugé porte une telle hypothèse?

Pour le dire autrement: quand change l'écriture, qui reste le système premier sur lequel se fonde l'activité de recherche, il est instructif d'analyser et d'assumer les normes: analyser et contextualiser les injonctions qu'elles induisent, et comprendre que le respect de la tradition peut s'opposer à l'efficacité intellectuelle16; en même temps reconnaître à la norme un rôle de stabilisateur herméneutique, et donc une efficacité sociale et cognitive, mais alors préciser son contexte temporel et technique, et accepter qu'elle puisse évoluer sous l'effet de nouveaux systèmes d'écriture, au sens large.

2.1.2  Une tradition lettrée consciente de la matérialité de l'écriture

Le poète Martial [Vezin, 1990] avait déjà conscience de cet effet du support sur l'exercice intellectuel, lui qui s'enthousiasmait devant les avantages du codex face au rouleau de papyrus (le volumen) quand il s'agit de retrouver un mot ou une expression.

Christian Jacob rappelle que les étroites marges des payrus de la bibliothèque d'Alexandrie ont conduit des commentateurs comme Ératosthène à inventer de nouveaux signes comme l'obelos (sorte de trident oblique) pour signaler des variantes d'intérêt secondaire. Il explique comment ces signes sont devenus des savoirs, transmis dans les écoles de pensée [Jacob, 1996]: l'activité documentaire, essentielle au chercheur, et aussi à ses pairs et disciples, ne se distingue pas de l'activité intellectuelle. Au contraire, elle apparaît comme un de ses rouages essentiels, et met en perspective une série de savoirs en amont (articulation entre concept, signe et référence) et en aval (écoles, transmission, réflexion sur ces transmissions, etc.) qui donnent une réelle épaisseur à l'activité intellectuelle, en montrant comment elle s'étoffe d'une multitude de circulations entre des objets matériels, des méthodes socialisées et des concepts partagés.

Les exemples précédents relatifs à la bibliographie et à l'index montrent l'importance de l'activité documentaire dans sa version interne : ces renvois à des références, des notions, voire à des temps précis d'une démonstration facilitent tellement l'assimilation d'un raisonnement que cette documentation interne au texte est très codifiée chez les mathématiciens, qui deviennent, pour cela, des typographes d'une méticulosité qui surprendrait plus d'un chercheur en SHS [Villani, 2012a]. Ces hypertextes internes, comme par exemple la numérotation des équations, la distinction entre définitions, lemmes et théorèmes, a des effets cognitifs salvateurs: ils permettent de décomposer le raisonnement de façon fort pédagogique. Par exemple, d'admettre un lemme compliqué, de démontrer un théorème qui en est la conséquence aisée, puis de passer à la démonstration du lemme17.

2.1.3  Effets intellectuels du support

Aujourd'hui, le sytème scribal qui est le nôtre - électronique et réticulé - témoigne d'effets analogues. Pour retrouver la référence de Jean Vezin sur Martial, que je sais avoir déjà évoquée en un précédent article, je ne feuillette pas mes publications imprimées mais saisis la commande grep -r Martial *, qui me restitue les lignes des textes (dispersées dans une cascade de dossiers) dans lesquels j'ai pu mentionner l'auteur romain. En repérant dans l'une d'entre elles la forme \cite{VEZ}, puis en circulant dans mon fichier bibliographique (ou en sollicitant ma mémoire), j'en déduis que l'auteur recherché est bien Jean Vezin. Les antiquisants ont intégré des savoirs du même type, qui ont appris à composer avec les opérateurs booléens depuis la sortie du TLG18, même si l'essor du web a permis de simplifier la syntaxe de leurs requêtes. Ainsi, la pratique de la documentation dépend-elle de la forme du support, et de ce qu'il permet. Elle relève, comme la maîtrise de l'écriture élémentaire, d'un savoir-faire, elle induit une culture.

Nous en avons conscience quand nous travaillons sur des enquêtes massives, par exemple sociologiques. D'une part, certaines archives  n'ont quasiment pas de sens hors de l'informatique: indépendamment de leur support. Un tableau de chiffres, une enquête traduite en une base de données ou en un tableau de quelques milliers de lignes et centaines de colonnes sont difficilement imprimables et utilisables en version papier. Ainsi un nouveau support19 induit de nouveaux objets, mais aussi de nouvelles pratiques potentielles, qui peuvent aller jusqu'à changer des éléments de notre culture quand elles sont accompagnées d'une instrumentation désormais accessible.

Des opérations d'une extraordinaire simplicité comme le comptage, le tri et le croisement de modalités de variables, du seul fait qu'elles sont automatisées (et adaptées à ces objets tabulés), donnent déjà une autonomie au chercheur en sciences sociales, qui n'est plus obligé d'attendre par exemple qu'une institution comme la Statistique Générale de la France (ancêtre de l'Insee; cf. [Guichard et Noiriel, 1997]) produise ces additions et croisements, avec son lot de choix sur lesquels il n'aura pas la main (voire, dont il ne connaîtra pas l'existence) avant de pouvoir travailler sur des données agrégées qu'il ne pourra pas recombiner20. Ces activités élémentaires (tri, sélection, addition, etc.) s'inscrivent dans une nouvelle littératie, désormais accessible à tous, quand auparavant, des connaissances informatiques ou mathématiques spécifiques étaient requises pour les réaliser: certes, il est utile de savoir ce qu'est une médiane ou une moyenne avant de la calculer ou la commenter, mais elle devient à portée de main, même appliquée à une liste de 1000 nombres.

Ainsi, avant l'aspiration de données en ligne, avant l'application de méthodes sophistiquées comme l'analyse statistique multivariée ou la décomposition en ondelettes, la binarisation de certaines informations transforme celles-ci en données, c'est-à-dire en objets qui se prêtent aux traitements que l'on sait effectuer sur des listes et des tableaux et dont la nature peut être oubliée. Nous retrouvons ici les deux paradigmes de la mise en liste [Goody, 1994,Guichard, 2004]: décontextualisation et récursivité (invention d'outils qui travaillent sur les listes, puis sur ces premiers outils, etc.).

Nous réalisons alors un premier déplacement, qui va inviter le chercheur à s'interroger sur la définition de ses objets et sur les rapports qu'entretient sa discipline (ou son champ de savoir) avec d'autres: si la récursivité est caractéristique de l'informatique, la science de la méthodologie des listes et la décontextualisation sont assez fréquentes dans l'ensemble des sciences. Mais comment nous débarrasser de l'opposition classique (et bien ancrée dans nos représentations conceptuelles) entre mots et nombres, quand nous réalisons que les premiers se laissent désormais compter, que le tri informatique des seconds est alphabétique et non numérique ( 11  précède 9  comme actif  précède paradigme ) et que les expressions régulières permettent de happer des formes graphiques auparavant négligées, qui basculent désormais dans notre vocabulaire21?

Il apparaît donc que l'informatique, au moins vue sous l'angle des sciences sociales, n'est autre chose qu'une combinatoire appliquée à un champ relativement large de signes (alphabet étendu + chiffres + ponctuation), et que la maîtrise de cette combinatoire n'est pas qu'un enjeu technique au sens banal du terme: elle renvoie à une culture qui risque fort de déplacer nombre de champs d'étude, de problématiques, voire d'objets, par exemple en facilitant le travail sur ces formes graphiques qui abondent désormais sur le web.

Ce rapport à l'écriture peut à lui seul expliquer nombre de catégories disciplinaires: la distinction ne s'opérerait pas entre sciences sociales (et éventuellement humaines) et sciences exactes, mais entre disciplines au plus près de l'écriture informatique et au plus loin. Cette distinction permet aussi d'expliciter la tension entre désir de généralité et variations internes à une discipline: par exemple, certains sociologues et historiens peuvent être rompus aux méthodes informatiques (exagérément taxées de quantitatives) quand certains de leurs collègues transplantent, avec des logiciels de traitement de texte grand public, les pratiques scribales de leurs prédécesseurs.

2.2  Définition de l'écriture

À ce stade, il convient de proposer une définition de l'écriture: non seulement inscription ou notion attachée à une capacité littéraire, mais succession itérative entre quatre ingrédients - support, système de signes, activité intellectuelle et pratique sociale - et leurs relations [Guichard, 2010].

Le fait que l'écriture soit, comme le langage, une technologie de l'intellect réflexive - pour reprendre les propos de Goody -, impose une contrainte sur le système de signes, qui ne doit être ni trop réduit (comme la signalisation routière) ni trop étendu (allant jusqu'à intégrer les marques sur la peau ou les tremblements signalant l'alcoolisme: cf. [Eco, 1988]). Ici, réflexivité s'entend comme capacité à énoncer son statut ou sa fonction  (nous pouvons, avec l'écriture, définir ce qu'elle est - et nous ne nous en privons pas) ou comme capacité à se laisser comprendre par effets de mise en miroir (dualité).

Cette définition (et ces constituants de base), sur laquelle des auteurs comme Jack Goody, Clarisse Herrenschmidt [Herrenschmidt, 2007] ou Christian Jacob s'accordent, permet d'interpréter l'internet comme une forme d'écriture contemporaine, actualisée. Elle permet aussi de raisonner, avec l'avènement de l'internet, en termes de pratiques et de cultures lettrées, d'articuler traditions érudites et méthodes induites ou permises par une forme spécifique d'écriture, et plus largement, de relancer la problématique (historique) de la relation entre pensée et technique, entre opérations intellectuelles, instruments, méthodes et habitudes.

2.3  Textualisations et combinatoire

Depuis une dizaine d'années, une foison d'études vise les usages de l'internet, en insistant sur les formes massives et donc populaires de son appropriation. Il s'ensuit que l'histoire de l'écriture sur le temps long est négligée, quand elle explique la façon dont l'épistémologie des sciences sociales est renouvelée par cette technique et témoigne des actuels métissages intellectuels entre des disciplines, ou des modes d'approche, que l'on a pris l'habitude d'opposer: par exemple, entre mathématiques et géographie, entre informatique et histoire. Divers auteurs ont montré le rôle de la formule et du schéma dans la construction de l'esprit scientifique, au moins par le biais des savoir-faire et des conceptualisations qu'ils permettaient [Dagognet, 2002]. J'ai moi-même montré comment les besoins des physiciens au XIXe siècle ont favorisé l'essor de la preuve graphique [Guichard, 2008], qui fait aujourd'hui l'objet d'une réflexion épistémologique quand nous réfléchissons aux effets des cartes de géographie humaine (et par extension, de la visualisation) sur nos représentations et nos raisonnements. J'ai aussi montré en quoi l'invention du web résultait d'une préoccupation de physiciens, qui tenaient à disposer de tout l'ensemble des articles, graphes, images satellitaires, tableaux de nombres, etc. qui leur permettait d'organiser leurs raisonnements et que le basculement vers le texte (textualisation) d'objets aussi variés que la carte et la photographie résultait d'une même démarche: puisque l'écriture est l'instrument essentiel de l'exercice intellectuel, le fait que des images, dotées d'une faible sémiologie graphique, et surtout, partiellement exclues de l'activité combinatoire (rechercher, remplacer, comparer, etc.) puissent être manipulées comme du texte, offrait des solutions fort profitables pour qui veut articuler son raisonnement [Guichard, 2006,Guichard, 2007]. Nous en avons la preuve avec les formats graphiques comme le SVG, comme avec les photographies numériques, dans lesquelles il est possible d'insérer des milliers d'informations22 .

Aujourd'hui, nombre d'activités aussi sophistiquées que la réalisation d'atlas cartographiques en ligne, la lemmatisation de textes ou le traitement d'enquêtes relèvent essentiellement de cette combinatoire scribale attachée à l'écriture contemporaine: il s'agit essentiellement de repérer des formes graphiques, de les dénombrer, de les trier, de les nommer (situation caractéristique de la cartographie), de les associer sous conditions. Ces dernières peuvent être syntaxiques (balises LATEX, html, etc.), relatives à des méthodes (statistiques, linguistiques) et, dans tous les cas, elles-aussi textuelles: la combinatoire peut autant s'exercer sur ces programmes, logiciels et méthodes que sur les éléments textuels sur lesquels ils s'appliquent, et que, par ce fait, ils conditionnent. Il en est de même pour des activités d'écriture qui semblent plus simples, comme la déclinaison des articles et ouvrages en des formats pdf, epub, xml ou html. Les textes initiaux acquièrent le statut de matrices textuelles, que l'on peut sculpter à façon , et aussi recycler, recombiner d'une façon incessante.


sourceSVG.png Languedoc1.png

Figure 1: Les objets graphiques textualisés. La carte ici produite est constituée d'éléments textuels, qui décrivent les communes sous forme de polygones coloriés (cf. exemple au dessus).


sourceblue.png Languedoc-blue.png

Figure 2: Le traitement de texte devient logiciel de cartographie. Il suffit de remplacer partout rgb(30, 210, 255) par blue pour que la carte soit uniformément modifiée. Source: Atlas du premier tour de l'élection présidentielle française de 2002, É. Guichard, http://barthes.enssib.fr/presid2002/cartesnc.html.



L'évidence de ces nouvelles possibilités, les questions scientifiques qu'elles posent au chercheur lui donnent de nouveaux moyens, de nouvelles idées, et alimentent ses préoccupations épistémologiques: dans quelle mesure ses catégories d'antan étaient dépendantes de l'outillage scribal alors à sa disposition? Quel est le statut de ces données accessibles et néanmoins construites, artificielles [Latour, 2007], recomposables à l'infini? Quels mots trouver pour expliciter les relations d'interdépendance entre ces objets primaires (les données ) et les méthodes qui en assurent la plasticité? Peut-on prolonger l'étude de l'articulation entre pratique intellectuelle et norme sociale entamée au point 2.1.1 en analysant en termes de capacités techniques (scribales) les nouvelles relations, parfois tendues, entre éditeurs scientifiques et chercheurs, et leurs conséquences sur l'essor ou le déclin de certaines disciplines? Enfin, quel sera l'effet de cette accessibilité des bribes de textes et de chiffres, voire de leur archivage (l'art de les lire, les classer et les rendre accessibles) sur les futures traditions savantes: sur les écoles de pensée de demain? Autant de questions aussi concrètes qu'épistémologiques, qui invitent à une étude détaillée de ses propres pratiques.

2.3.1  Combinatoire élémentaire

Il est tout à fait possible et souhaitable de donner des exemples de transformation des problématiques des sciences humaines qui s'appuient sur des manipulations sophistiquées de données  récentes ou inattendues, de méthodes issues de la mathématique23 ou des sciences connexes. Je me suis déjà plié à l'exercice dans les années passées en m'appuyant sur la cartographie et la lexicométrie, d'autres le font dans ce numéro de la revue24. Aussi me semble-t-il utile d'aborder ici la question de l'effet de la combinatoire la plus élémentaire sur nos raisonnements et sur notre culture de lettrés25.

Les ordinateurs sont de réelles machines à penser, même si leur intelligence est nulle, et leur singularité réside dans le fait que ce sont des instruments qui nous permettent d'écrire: de manipuler quelques symboles, de les réarranger, pour en tirer des informations textuelles (résultat d'un moteur de recherche, graphique, etc.) et plus généralement pour générer des briques de raisonnement.

Ces signes, qui conditionnent notre culture combinatoire et donc scribale, débordent quelque peu de ce que nous croyons être un alphabet: lettres majuscules, minuscules, accentuées ou non (Ê), parfois doublées (), chiffres et ponctuation, abréviations (&, %) parfois monétaires ($, £ ...), symboles mathématiques (+, −, > , ⊂ ) ou d'origines variées (musicale: #; étrangère: ß, Σ, β; iconique: ♣, etc.), sans compter toute une série de variations et de déclinaisons dont les scientifiques sont friands: √, ∫, ∃, ⊥, ≠ , ⊗, ⇒, ↑, ∀, 〉... ).

Ils conditionnent notre culture de deux façons: d'une part, il nous faut apprendre à les écrire, ensemble (par exemple, en sachant écrire l'égalité de deux fractions [Dhombres, 2012]), et de façon organisée (tableaux, formules, etc.). Cela requiert un savoir-faire dont nous mesurons vite les limites (pour l'écriture de ces formules comme pour celle de langues peu répandues), même si leur exposition croissante, par exemple sur le web, permet une appropriation aisée (ex.: copier un signe arabe écrit en UTF8). D'autre part, il est fécond de maîtriser les outils qui permettent de les repérer, de les associer ou dissocier, de les combiner (les expressions régulières, les rudiments de la programmation, ou des langages comme Perl).

Ces deux possibilités relativement élémentaires (savoir écrire un signe, savoir le repérer) induisent une culture. Celle-ci peut-être considérée comme technique (la culture des informaticiens). Cependant, elle touche aux bases de notre littératie: elle relève d'une alphabétisation. Elle permet des usages inédits qui peuvent avoir une grande influence sur des méthodes et des approches scientifiques (repérer les préoccupations des internautes en explorant 60 millions de requêtes [Guichard, 2002,chap. 4], réaliser des logiciels de cartographie en ligne, etc.) et par là, sur une culture générale qui peut aussi devenir populaire, comme le prouve l'appropriation récente des logiciels en ligne de géolocalisation ou de repérage spatial [Rana et Joliveau, 2009].

2.3.2  Un exemple de matrice textuelle

Nombre de mathématiciens et de physiciens considèrent qu'un instrument, a priori banal parce qu'il permet la mise en forme de cette combinatoire textuelle, a considérablement changé leurs pratiques intellectuelles26, jusqu'à l'organisation de leur pensée [Villani, 2012a,Flandrin, 2012]: LATEX (prononcer latek ). LATEX est un système informatique qui, par de nombreux aspects, peut s'apparenter pour le profane à une boîte noire. En même temps, c'est le seul logiciel qui donne une totale liberté en matière de combinatoire de signes: on peut agencer ces derniers de la façon la plus précise, et donc la plus compréhensible, pour toute une série de systèmes d'écriture (européen, arabe, chinois, etc.), incluant évidemment les notations des mathématiciens et des physiciens. Par exemple, les symboles du paragraphe 2.3.1 ont été réalisés avec LATEX. Le plus surprenant est peut-être que cette foison de signes soit générée avec un nombre très restreint d'entre eux: moins d'une centaine. Ainsi, ∞ s'écrit $\infty$ et α s'écrit $\alpha$.

LATEX ne se réduit pas à un système de composition inégalé à ce jour et partiellement réflexif dans la mesure où il explicite le lien entre savoir-faire technique, culture de l'écrit et exigence herméneutique, c'est aussi un système de communication, pour deux raisons:

  • Le résultat produit est très esthétique, ce qui en facilite la lecture (pour l'auteur comme pour ses destinataires) - preuve de la relation forte entre ergonomie et esthétique, pour tout ce qui touche à la mise en page.

  • La simplicité de son dictionnaire rend son code source  particulièrement lisible. Au point que les mathématiciens et physiciens écrivent aujourd'hui dans leurs mails le code de leurs formules, sachant que leurs interlocuteurs comprendront que \alpha = \beta signifie α = β et que  \sum_1^\infty signifie ∑1.

Ainsi, un outil a priori élémentaire, qui facilite la pose de signes sur une page, a-t-il une influence considérable sur la pensée des mathématiciens et des physiciens. Preuve que l'écriture, dans sa forme la plus banale, la plus mécanique et la moins conceptuelle, facilite l'activité intellectuelle.

Il s'ensuit un réel bénéfice à expliciter les normes qui régissent nos pratiques d'écriture les plus simples. Outre que ce fait invite à s'inquiéter des effets d'outils qui disposent de potentialités réflexives moindres que LATEX et les convertisseurs qui lui sont associés27, il nous permet de mieux comprendre les effets de notre littératie: nos habitudes passées (par exemple liées à l'écriture manuscrite et imprimée) relevaient d'une même technologie de l'intellect, même si sa maîtrise implicite (par le filtre de l'école, du lycée, de la classe préparatoire, de l'Université ou de la grande École) nous invitait rarement à la penser: à imaginer que l'ensemble de ces savoir-faire liés à l'écriture et à ses dérivés (l'art de se documenter, de comparer, de construire un raisonnement) constituait une béquille de la pensée si importante qu'elle pouvait se confondre avec cette dernière.

2.4  Techniques de l'interprétation et culture

Il est aisé de comparer les personnes qui maîtrisent au mieux l'écriture contemporaine avec celles qui maîtrisaient, au XIXe siècle ou au temps de Callimaque, l'écriture de leur époque: les gymnastes de l'écriture informatique seraient alors des lettrés du numérique . Ce ne sont pas exclusivement des informaticiens, car de nombreux historiens, philologues, économistes ou monteurs vidéo sont aujourd'hui experts en jonglerie scribale digitale. La question n'est pas tant celle de la faculté des uns ou des autres à conceptualiser (les historiens des mondes lettrés ont montré à quel point la routine et l'absence de réflexivité peuvent dominer chez les érudits) que celle d'arriver à trouver une base commune d'intelligibilité dans la construction de ces signes, des techniques qui permettent de les appréhender, de les combiner, et de les rendre interprétables en collectif.

Pour David Olson, la culture de l'écrit est exactement cette forme de production collective qui permet (d'une façon non nécessairement optimale) de répondre aux problèmes herméneutiques induits par l'écriture [Olson, 1998]: parce que sa valeur d'illocution est faible28, parce que sont délicates à mettre en place les méthodes qui garantissent l'interprétation d'un propos, la transmission d'un savoir-faire ou d'une invention, les logiques de la persuasion et de l'argumentation. Jack Goody montre que cette culture de l'écrit, qui apparaît objectivement technique (l'interprétation est codifiée par une multiplicité de règles et de savoir-faire), se confond vite avec la culture tout court: cet ensemble de normes, de goûts, de méthodes et de promotions de savoirs, qui très vite domine les représentations des personnes peu familiarisées avec l'écriture, jusqu'à leurs catégories conceptuelles [Goody, 2012].

Ce rappel historique nous montre que la maîtrise de l'écriture électronique, sous ses formes les plus élémentaires comme les plus avancées (en relation avec la combinatoire textuelle) induit une nouvelle forme de culture, au sens anthropologique du terme. Nous n'en connaissons pas la forme achevée, puisque nous sommes tous, collectivement, en train de définir les modalités de l'herméneutique associée: compréhension des propos  des machines, maîtrise des méthodes qu'elles induisent, codes de l'interprétation entre humains quand ils échangent par voie électronique29. Mais aujourd'hui comme hier, se pose la question du lien entre savoir décrire et écrire le monde, entre savoir spécifier la culture et pouvoir la normaliser.

Il s'ensuit une question qui se décline sous deux perspectives:

  • Dans quelle mesure les tenants d'une compétence scribale peuvent-ils infléchir les problématiques scientifiques? Pour le dire autrement, que deviendra par exemple la sociologie, sous l'effet combiné des physiciens qui s'approprient la question des réseaux sociaux  parce que les graphes relationnels tirés de l'internet leur permettent d'affiner leurs méthodes et théorèmes, et des publicitaires, qui cherchent coûte que coûte à repérer des profils d'individus et les collectifs qui les voisinent [Guichard, 2012c]? Un savoir-faire élémentaire (le savoir-écrire) peut donc avoir des effets épistémologiques sur les sciences sociales, du fait de l'importation des formations discursives des mathématiciens, informaticiens et physiciens dans ces disciplines. Mais les effets sont aussi sociologiques: un ouvroir potentiel de littératie se profile, ce qui permet aux personnes qui jonglent avec l'écriture binaire et ses dérivés (expressions régulières, programmation, etc.) d'entrer à coût réduit dans le monde des SHS, et ce qui, a contrario, rend plus rude la concurrence entre les historiens, sociologues, etc. rompus à l'ancienne littératie, centrée sur les méthodes de l'imprimé.

  • Quid de ceux qui ne savent pas écrire? Pour le dire autrement, quelle est la marge de manoeuvre des personnes dotées de peu de compétences scribales face aux industries qui formatent et norment leurs usages en ligne? La sollicitation de la spontanéité des pratiques des internautes et l'affirmation de leur autonomie, si fréquente dans les études d'usage, font peut-être figure de mauvaise foi ou d'angélisme: le formatage de la culture par les tenants du pouvoir (médiatique, industriel, et aussi politique) est peut-être plus fort qu'au XXe siècle. Le fait que les acteurs de ces pouvoirs forment des nouvelles alliances, ou réorganisent leurs anciennes, par exemple sous la pression des nouveaux entrants (issus de l'industrie de l'écriture contemporaine) ne permet pas d'en déduire une autonomie accrue de l'internaute.

3  Humanités digitales ou numériques

3.1  Un lexique ambigü sans références historiques

Depuis quelques années, l'idée que l'épistémologie des SHS est transformée par le numérique est évoquée, à des degrés divers. Par exemple, l'idée que ce numérique  induit des pratiques qui remodèlent le rapport à nos métiers [de chercheurs]  est annoncée dans la présentation du colloque International Workshop: Humanités numériques qui s'est tenu les 31 mai et 1er juin 2012 à l'ENS (http://www.ens.fr/spip.php?article1410). Cette phrase, qui rappelle étrangement le programme de l'Atelier Internet de l'Ens 17 ans auparavant - étudier l'incidence de l'internet sur les pratiques des chercheurs30 - signalerait la dimension épistémologique du colloque de 2012 - ce que renforçait l'annonce de la participation de philosophes comme Monique Canto-Sperber, Barbara Cassin et Sandra Laugier.

Au départ adjectif synonyme de digital  ou d' électronique, le mot numérique  a peu à peu occulté les deux autres et a fini par se substantiver pour concerner tout ce qui renvoie aux objets analogues aux ordinateurs (tablettes et téléphones inclus), aux usages qu'on peut en faire (ex.: Les liaisons [amoureuses] numériques [Casilli, 2010]), à la condition que ces choses et ces pratiques fonctionnent en réseau. On aurait dit en d'autres temps télématique31. J'avais signalé que l'adjectif `électronique' sous-tend un rapport à la matérialité qui est perdu quand il est remplacé par `numérique'  et que l'emploi majoritaire de [cet adjectif] tend à oblitérer la matérialité de l'internet et de l'informatique, comme celle de notre pensée dès l'invention de l'écriture [Guichard, 2011a,Guichard, 2012a].

En France, l'engouement pour le terme numérique32  est majoritairement le fait de personnes au début peu intéressées par les ordinateurs et les réseaux, et encore moins par la technique, qui ont ressenti le besoin de prendre le train de l'internet en marche: face à des transformations induites depuis une vingtaine d'années par des amateurs, des curieux de l'internet, fort marginaux au début, des passeurs disciplinaires, qui mettaient en ligne des textes ou des oeuvres, fondaient des revues savantes en ligne (en histoire, en littérature), inventaient des logiciels, eux-aussi en ligne, imaginaient de nouvelles perspectives de recherche en relation avec ces nouvelles méthodes, les statuts des sources ou des données qu'elles révélaient ou remettaient en cause, et mettaient en correspondance ces horizons épistémologiques et méthodologiques avec la sociologie de leur propre discipline et la littératie des savants, de nombreux responsables d'institutions publiques (bibliothèques, musées, ministères et aussi universités) ou privées (édition, cabinets juridiques, etc.), revendiquant souvent un mépris pour ce qui a rapport au nombre, à la culture mathématique et à l'informatique, ont soudain voulu signaler leur adhésion à la modernité en adoptant ce terme numérique. Nous sommes ainsi passés du livre électronique des années 2000 à la bibliothèque numérique, des littératures électroniques33  à la culture numérique, de l'informatique littéraire aux humanités numériques.

L'adjectif digital  pourrait se substituer à numérique , mais souffre d'une défiance, liée à l'idée qu'il est d'origine transatlantique. Cependant, étymologiquement, et en français, il signifie relatif au doigt . Or, nous avons vu à quel point notre relation aux ordinateurs, aux claviers, souris et écrans tactiles signale un usage inattendu et renouvelé de nos doigts: avec l'emploi de cet adjectif, la matérialité de nos pratiques intellectuelles serait réaffirmée. Ayant néanmoins appris de Russon Woodridge, un des pionniers oubliés de ces humanités numériques , qu'on ne lutte pas contre les usages de la langue, j'utilise parfois l'adjectif numérique  dans cet article.

Le mot humanités  pose autant de problèmes: c'est une expression fourre-tout qui regrouperait de nombreuses disciplines des SHS (déjà bien difficiles à définir) mais qui n'est pas comprise de la même façon en France qu'aux États-Unis, par un chercheur CNRS en sociologie que par un professeur d'université de grec ancien, etc. Nous proposerons une réponse à cette question au final identitaire (les sciences sociales ou humaines ont-elles un sens?) au point 4.

3.2  Acteurs et discours

3.2.1  Opportunisme d'universitaires américains?

Pour Dominique Vinck, l'emploi de Digital Humanities relève de l'opportunisme d'une classe de disciplines centrées sur l'histoire, les études littéraires relatives aux siècles précédents et la culture, à distinguer des disciplines SHS qui se proposent d'expliquer des phénomènes contemporains, comme la sociologie. D'après lui, ces disciplines du premier groupe misent sur l'informatique et les réseaux pour éviter une ségrégation accentuée au sein des universités, et tenter de mettre un pied dans l'univers des appels d'offre afin de profiter de leurs systèmes de financement34. C'est ainsi que naissent des projets qui combinent sources historiques, méthodes et possibilités éditoriales de l'internet pour réaliser des logiciels en ligne à vocation culturelle au sens large.

Le manifeste  des Digital Humanities confirme cette analyse: initialement publié à l'URL http://www.digitalhumanities.ucla.edu/images/stories/mellon_seminar_readings/manifesto20.pdf, il n'est plus accessible sur le site de l'UCLA35, mais se retrouve aisément sur le web. Le site http://www.digitalhumanities.ucla.edu propose en fait trois grandes rubriques: certificats (avec une dimension réflexive sur le numérique), enseignements (qui utilisent beaucoup d'outils numériques: courses... [with] a strong digital component) et recherches (analogues à la rubrique enseignements). S'y adjoignent des ressources, des services (cours de sites web, scan de livres, etc.).

L'ensemble de ces formations et services ressemble étrangement à ce que proposaient nombre d'enseignements ad hoc et d'échanges dès les années 199036. Il ne diffère pas de nombre d'enseignements universitaires français depuis le début du XXIe siècle. La différence essentielle d'avec la France est celle d'une institutionalisation affichée37 puisque les étudiants obtiennent un diplôme d'humanités numériques.

3.2.2  D'autres acteurs

Il n'en reste pas moins qu'un grand nombre de chercheurs, d'étudiants, de professionnels ou d'amateurs français ou étrangers pourraient aussi être étiquettés comme spécialistes des humanités numériques. Mais peut-être n'en ressentent-ils pas le besoin, ou le refusent-ils. Un ensemble fort varié de personnes dispose aujourd'hui de suffisamment de compétences en matière d'écriture électronique et réticulée pour proposer des mises en page ou des éditions savantes d'une qualité sans commune mesure avec ce qu'on faisait auparavant, pour réaliser des études originales et approfondies à partir de sources et données variées, nativement numériques ou non, en tirant le meilleur parti des procédures numériques (des nombres) et graphiques actuelles, en répondant à de réelles problématiques de recherche disciplinaires (histoire, géographie, linguistique, etc.). Ces recherches et productions signalent parfois des engagements mono-disciplinaires (réseaux d'historiens, d'informaticiens) et d'autres fois des échanges qui peuvent être spontanés (associations entre historiens et informaticiens ou entre historiens et mathématiciens) ou faire l'objet d'incitations financières de la part des agences scientifiques régionales, nationales ou internationales.

Si les militants des humanités numériques revendiquent la vertu publicitaire de l'oxymore, et si leur travail de communication peut apparaître remarquable à cette période où l'obligation du buzz atteint les institutions et désormais les chercheurs, reconnaissons à une majorité de chercheurs le droit de faire correctement leur travail sans obligation d'affiliation médiatique.

Ainsi existe-t-il, en Europe, de très nombreuses personnes engagées en des travaux qui pourraient résonner avec les Digital Humanities des universités américaines, sans qu'elles soient sensibles aux formes d'opportunisme des dernières, et souvent d'autant moins enclines à se laisser enrôler sous la bannière des humanités numériques qu'elles furent ou pionnières en ce domaine du dialogue entre les SHS et l'internet, et aussi peu soutenues par leurs institutions que par... leurs collègues [Guichard, 2002,chap. 3].

Reste la question de l'intérêt de mettre des disciplines et des problématiques variées dans le même sac. Avant de l'aborder (au point 4), nous présentons quelques discours relatifs à ces nouvelles humanités  pour ensuite poser quelques hypothèses sociologiques susceptibles de les situer.

3.2.3  Croyances et utopies

Une exploration de la littérature en ligne permet de repérer un mélange, désormais connu, entre rationalité appuyée par l'histoire, et religiosité. Une preuve de la première est donnée par l'article Theory, Method, and Digital Humanities, écrit par Tom Scheinfeldt38, un des deux éditeurs de l'ouvrage Hacking the Academy, historien des sciences formé à Oxford, et enseignant-chercheur à George Mason University39. Il insiste sur l'importance des outils dans la production de la science: One of the things digital humanities shares with the sciences is a heavy reliance on instruments, on tools [...] Sometimes, as in the case of Hauksbee's electrical machine, new questions and answers are the byproduct of the creation of new tools . L'article est convaincant. L'auteur insiste par exemple sur les apports méthodologiques de la bibliographie40 et les personnes qu'il cite le plus sont des savants: Franklin, Coulomb, Volta et Faraday.

L'article Digital Humanities: First, Second and Third Wave41, de David Berry est plus populiste, voire plus idéologique: il fait un lien étymologique entre numérique et numérisation de livres (digital/digitization) en datant les digital humanities 1.0  de l'époque où on a commencé la numérisation de textes anciens et imprimés42. Mais il distingue ces digital humanities 1.0 , quantitatives, des 2.0, adaptées à un savoir nativement numérique  et anti quantitatives43, qui laisse perplexe: les historiens du XXIIe siècle pourront-ils éviter l'étude des modalités de l'appropriation, de la diffusion et de l'organisation des savoirs dans la Grèce antique, chez Descartes et Mersenne, au motif qu'ils seront plongés dans une culture nativement numérique ?

Le problème de David Berry est celui de l'éternel révolutionnaire, qui croit au déterminisme de l'innovation. Évidemment, il attend les digital humanities 3.0 , qui s'avèrent ressembler à la raison computationnelle44 de Bachimont [Bachimont, 2007]. À ce rythme là, nul doute qu'en 2015, nous vivrons la révolution des digital humanities 8.0 .

Si Berry évoque des questions pertinentes et parfois proches de celles de Goody (en quoi l'internet agit-il comme révélateur de pratiques implicites dans le monde érudit de l'imprimé, en quoi nous invite-t-il à redéfinir la culture et à mieux comprendre le lien entre routine, canonisation et culture45), le lien entre digital humanities  et posture critique, donc entre digital humanities  et approche humaniste au sens historique du terme (approche qu'aurait perdue l'université des livres) apparaît encore approximatif. Et celui avec l'épistémologie reste à faire. Comme cela se produit fréquemment, Berry fait appel au futur pour expliquer la refondation des savoirs: à ses yeux, les nouvelles approches graphiques (la visualisation) explique(ro)nt cette refondation.

Ces discours sur le nouveau font écho à ceux rencontrés depuis une quinzaine d'années au sujet de l'internet, et reproduits par le monde industriel, ses commerciaux et de nombreux politiciens: on ne compte plus les références à l'entrée dans une nouvelle ère, par exemple celle de la société de l'information  [Mattelart, 2009], ni les incitations à lutter contre la fracture numérique  pour qu'aucun de nos concitoyens ne reste sur le quai quand part le train du progrès 46.

3.3  Les humanités numériques en France

3.3.1  Des partisans des méthodes digitales

Cette problématique américaine s'est relativement bien importée en France, avec un mélange d'anciens acteurs qui trouvent cette bannière utile et de nouveaux, qui se font promoteurs de la logique américaine du manifeste. Ce dernier a d'ailleurs été traduit et complété (http://press.openedition.org/235), et se veut une proclamation qui embrasse à la fois les champs de la morale (bonnes pratiques, libre accès, absence de frontières, enrichissement du patrimoine collectif), de la pédagogie (formations, création de diplômes spécifiques, édification d'une compétence collective) et de l'incantation scientifique ( nous avons pour objectif [...] le renforcement de la qualité de la recherche dans nos disciplines ). Or, le champ disciplinaire invoqué ( Sciences humaines et sociales, Arts et Lettres ) est aussi flou que traditionnel, au mieux représentatif d'une conception dix-neuviémiste de disciplines universitaires qui peinaient alors à se définir et à se distinguer les unes des autres [Duclert et Rasmussen, 2002]. Il ne s'agit pas ici de critiquer l'engagement des signataires de ce manifeste pour une modernisation de l'enseignement supérieur qui tiendrait compte des instruments intellectuels contemporains, ni d'évacuer la dynamique méthodologique et entreprenariale des fondateurs du Cléo47, mais de comprendre, à partir des non dits et des trop dits au sujet des humanités numériques48 , ce qui se réalise, sociologiquement et épistémologiquement, dans cette confrontation de sciences jusque là expertes en l'herméneutique de l'imprimé avec l'écriture électronique.

Pour expliquer et analyser le devenir de telles disciplines, il semble que l'expression méthodes digitales  serait plus appropriée.

3.3.2  Sociologie des Digital Humanities en France

La première réflexion qui nous vient à la lecture de tels manifestes et analyses est notre faiblesse mémorielle collective: comment se fait-il que nous ayons si peu conscience que nous vivons une époque saturée de discours révolutionnaires, alliés à une rhétorique au final conservatrice, évidemment contradictoires dans la mesure où ils se reproduisent environ tous les 3 ans en ne changeant que des ingrédients mineurs (révolutions de l'informatique, de l'internet, du web 2.0, des humanités numériques, etc.)? Cela fait 15 ans qu'il a été démontré -et publié en deux éditions de l'Ehess [Edgerton, 1998] - que ces propos sont constitutifs des sociétés occidentales depuis un siècle et qu'ils sont plus idéologiques qu'étayés par une quelconque preuve économique (qui assurerait que la course à l'innovation assure la richesse des nations qui s'y engagent). Cette rhétorique a un nom: le déterminisme de l'innovation.

Il y a 38 ans, Michel de Certeau se montrait plus explicite, en termes d'effets épistémologiques de l'apparition de l'ordinateur, que tous les manifestes évoqués:

L'élucidation du propre de l'histoire est excentrée par rapport à [l'ordinateur]: elle reflue dans le temps préparatoire de programmation que rend nécessaire le passage par l'appareil, et elle est rejetée à l'autre bout, dans le temps d'exploitation qu'ouvrent les résultats obtenus. Elle s'élabore, en fonction des interdits que fixe la machine, par des objets de recherche à construire, et, en fonction de ce que permet cette machine, par une manière de traiter les produits standard de l'informatique. Mais ces deux opérations s'articulent nécessaiement sur l'institution technique qui inscrit chaque recherche dans un système généralisé  [de Certeau, 1975,p. 105].

Cet oubli des textes de référence signale une sociologie du monde universitaire qui reste à faire: il est possible d'une part que les personnes les plus motivées par l'usage des méthodes informatiques en sciences sociales au sens large n'aient pas le temps de lire des comptes rendus d'expérience ni des synthèses théoriques: d'une part, du fait qu'elles sont impliquées dans un travail - particulièrement chronophage - de programmation, de traduction-adaptation de sources variées, de recherche d'outils, en même temps qu'elles sont dans une position de fragilité professionnelle: CDD voire chômeurs, ingénieurs de fait, mais sans les statuts associés du fait de la réduction drastique de cette catégorie professionnelle dans les laboratoires de recherche en SHS depuis 20 ans49. Et que d'autre part, des personnes dotées de positions institutionnelles fortes tentent de maximiser le pouvoir qu'elles peuvent en retirer en développant un art de manipuler le temps des autres  [Bourdieu, 1984,p. 118], en l'occurrence des premières, sans se préoccuper des inflexions méthodologiques et épistémologiques de leurs disciplines.

Pour le dire autrement, c'est plus un monde de la concurrence exacerbée qu'un monde scientifique soucieux d'avancées conceptuelles aisément partageables qui apparaît en filigrane de ce mélange de brouhaha et de surdité. Nous retiendrons de ce constat que les personnes engagées dans un usage et une mise en perspective de l'informatique, de l'internet en relation avec les SHS, plus souvent programmeuses, webmestres, documentalistes, doctorantes ou ingénieurs que professeurs ou directeurs d'établissement d'enseignement et de recherche, développent et donc apprennent et aussi transmettent des méthodes: autant de savoirs et savoir-faire partiellement techniques, souvent dérivés de théories issues des univers de la mathématique, de la physique et de l'informatique.

En cela, le monde des humanités  aurait un sens: il serait celui des universitaires au plus loin des sciences dites exactes, et son pendant numérique serait constitué de ceux qui veulent faire pénétrer en ce premier monde les méthodes issues de ces sciences. Ne doutons pas que ces derniers, parce qu'ils maîtrisent la combinatoire scribale, soient à même de s'approprier, aujourd'hui sinon demain, les questions théoriques que monopolisent, d'une façon ou d'une autre, les tenants de la littératie imprimée. Nous pouvons donc supposer que la faiblesse argumentative actuelle laisse place à l'analyse historique: que les tenants des humanités numériques  deviendront, à leur façon, les humanistes  auxquels ils font allusion. Ce qui ne peut se faire sans un débat conciliant et argumenté entre les tenants des deux littératies - l'ancienne et la moderne -, indépendamment et au-delà des revendications d'appartenance qui peuvent parfois signaler une obligation d'adhésion (à une doctrine, une mode, une discipline). Néanmoins, il n'est pas garanti que l'expression aigüe des rapports de force dans les universités françaises et européennes, ni leur indigence économique aident à l'essor de ce débat serein que nous appelons de nos voeux.

4  Épistémologie

4.1  Des méthodes avérées

Il apparaît que la façon la plus efficace d'appréhender l'internet et ses effets potentiellement épistémologiques sur les sciences dites sociales consiste à faire appel à l'histoire et à l'anthropologie: l'apparition d'un nouveau système d'écriture, électronique et réticulé, nous incite à dresser une comparaison avec de plus anciens bouleversements: invention de l'écriture, mutations intellectuelles et donc conceptuelles induites par des amas textuels, comme ce le fut pour la bibliothèque d'Alexandrie [Jacob, 2007a], celle de Gabriel Naudé [Damien, 1995], l'essor des revues savantes au XIXe siècle [Duclert et Rasmussen, 2002,déjà cité] et celui du web récemment. De façon corollaire, nous découvrons que la masse brute des textes a des effets intellectuels affirmés, sur les pratiques des chercheurs comme sur les écoles de pensée [Guichard, 2012b]: le quantitatif le plus désordonné a des effets sur le qualitatif. Ce fait peut choquer les partisans des humanités numériques  version 2.0 ou 3.0, comme les sociologues ou historiens qui font commerce de l'opposition entre le concept et le nombre, entre les SHS et les techniques calculatoires.

Le numérique , entendu comme ensemble de procédures relatives au nombre, à leurs ordres, aux calculs qui leur sont associés, aux algorithmes de ces derniers, et donc à l'informatique et à l'internet est un révélateur épistémologique du fait qu'il souligne la fragilité de telles césures.

D'une part, nous découvrons que le couple {système de signes + support}, que les qualitativistes décrivent comme technique et sans intérêt, conditionne partiellement l'exercice de la pensée, et montre les limites des représentations qui la prétendent spirituelle et immatérielle: l'obligation de compter et de trier, la combinatoire sont parfois vecteurs ou les aiguillons de la conceptualisation.

D'autre part, si ce numérique , entendu comme forme contemporaine de l'écriture, génère des discours sur le brouillage des frontières disciplinaires, cette écriture a par conséquent la vertu de nous interroger sur la définition de ces frontières, avant qu'elles ne soient bousculées. Que sont les sciences sociales? Quel est le périmètre des SHS? Les Sciences humaines et sociales, Arts et Lettres  évoquées au paragraphe 3.3.1 ont-elles vraiment un sens scientifique, autre qu'identitaire ou administratif (l'organisation des universités)?

Le simple fait de poser de telles questions offre de fécondes perspectives. Tout d'abord, il permet de prendre conscience des implicites qui structurent nos propos quand nous manipulons sans recul ces catégories. Pour le dire autrement, ce qui surprend en 2013, ce n'est pas tant la revendication des humanités numériques  françaises d'envahir tous les champs (toutes les disciplines) des sciences humaines  que le silence de représentants de ces disciplines quant à la définition de leurs objets, méthodes et frontières avec leurs voisines50.

Ensuite, plus que de signaler une inflexion des thèmes et des instruments des SHS  (tout chercheur a le droit de vivre avec son temps), les méthodes digitales témoignent d'une popularisation de l'informatique: son enseignement n'est plus réservé aux étudiants de culture mathématique, mais peut-être dispensé auprès d'étudiants inscrits dans des cursus d'histoire, de littérature, etc. Le succès d'une formation à Lyon en témoigne51. Nous sommes ici renvoyés à un point essentiel: celui de la maîtrise de l'écriture contemporaine par les étudiants, avec ce qu'elle comporte de capacité à circuler entre des textes, de produire des synthèses multi support, de réfléchir sur les liens entre activité éditoriale et capacité à problématiser des questions actuelles, de faire le lien entre technique et pensée, de comprendre comment une herméneutique et donc une culture de l'écrit se construit.

La question vive du moment, par ailleurs abordée de façon multiple et peut-être brouillonne par toute une variété d'acteurs, est celle des savoirs et savoir-faire que doit aujourd'hui transmettre l'Université. Il n'est pas certain qu'en ces temps de transformation de notre technologie de l'intellect préférée, la transmission de savoirs combinée à des recettes implicites (savoir chercher une source, écrire un texte, proposer une référence) qui à la fois font fi de méthodes quantitatives au sens large (usage des nombres, mais aussi des tris, classements - qui sont malgré tout le propre de l'érudition -, des représentations graphiques) et imposent comme normes d'écriture informatique celles d'une industrie californienne spécifique, s'avère le meilleur choix. L'Université avait déjà creusé sa tombe vers 1700, quand elle avait refusé de prendre en compte l'algèbre de Descartes. Elle est assurément menacée aujourd'hui par la privatisation des savoirs , rampante depuis une trentaine d'années [Pestre, 2005], mais aussi par la non transmission du savoir écrire . Et il est possible que l'appel actuel aux humanités  renvoie, comme je l'évoquais précédemment, à une catégorie de savoirs en train de se fossiliser du fait du faible intérêt de ses représentants pour une forme d'écriture qui leur échappe: qui annule leur patrimoine symbolique, centré sur un type d'écriture où le système de signes et le support se confondent52.

Dans la mesure où l'épistémologie peut se définir comme une réflexion sur la cohérence de savoirs scientifiques, sur l'évolution de leurs paradigmes et sur les moyens de renforcer, sinon de théoriser ou de critiquer cette cohérence, son champ s'étend naturellement à l'ensemble des méthodes et des techniques qui permettent l'articulation et les inflexions de ces savoirs et surtout, aux moyens d'y accéder, de les questionner, de les mettre en perspective. En ce sens, l'évolution actuelle des usages de l'écriture, à l'Université et dans le monde de la recherche, est une question épistémologique.

4.2  Penser la pensée

Maintenant que nous savons à quel point nous sommes pris, même quand nous croyons être d'une rationalité absolue, dans un filet de formations discursives, où d'anciennes représentations en côtoient de nouvelles, nous pouvons aussi nous demander si les regroupements disciplinaires que nous effectuons ou acceptons ne sont pas aussi désuets que nos représentations communes sur la matière, la masse ou la réalité [Bachelard, 1983], qui négligent les ruptures épistémologiques induites par Einstein et Planck. Nous comprenons alors que la lucidité des praticiens de l'informatique proprement scribale53 quant à ses effets sur le périmètre de certaines disciplines s'accompagne de la sollicitation de catégories scientifiques bien antérieures à cette informatique (les Humanités , les Lettres , les Arts ). Ici, la philosophie peut nous aider à comprendre à quel point les fondations les plus évidentes de nos savoirs et représentations sont friables.

Nous pouvons par exemple nous appuyer sur Habermas, qui tente une distinction entre sciences historico-herméneutiques et empirico-analytiques [Habermas, 1973], plutôt que de se satisfaire des notions de Sciences humaines et sociales , éventuellement associées aux Lettres et Arts , ou d'une opposition entre Lettres  et sciences54 . Ganascia rappelle la prédilection de Rickert pour le terme de sciences de la culture , qu'il opposait à celles de la nature  et montre que cette opposition ne tient plus avec le développement de l'intelligence artificielle [Ganascia, 2010]. En soulignant les évidentes interactions entre sciences de l'artificiel et de la culture55, lui-aussi montre la fragilité de nos représentations, trop historicisées, en matière de regroupements conceptuels, et la plasticité de ces derniers.

Reste la question de l'humanisme. Quelles références, utopies ou croyances nous incitent à charger ce terme de tant de valeurs axiologiques? Quelles opérations nous font penser que la technique, habituellement mal aimée des spécialistes de la période humaniste, va les sauver? N'y a-t-il pas moyen d'interroger une de nos ultimes croyances en la positivité de la pensée, en son essence, en nous demandant, avec Foucault, si l'humanisme n'est pas une idéologie [Foucault, 1969,p. 22, 266]? En ces temps où la technique n'est plus objectivable [Guichard, 2010] - ou du moins nous donne à penser qu'elle ne l'a jamais été -, pouvons-nous encore faire comme si le sujet et l'objet étaient les seuls deux concepts opératoires pour appréhender le monde, pour y produire des catégories distinctives? La technique, et la méthode, et donc la culture et la pratique, s'immiscent entre ces deux pôles.

4.3  Conclusion

Le renouveau épistémologique qu'induit l'internet nous conduit donc à changer de focale pour nous intéresser aux relations entre pensée et technique, pour étudier attentivement, à tout instant de l'histoire, les conditions de possibilité induites par cette technique particulière qu'est l'écriture. La notion de pensée spirituelle n'a pas de sens et ce que l'on croit relever d'une aptitude intellectuelle extraordinaire consiste, peut-être à 95%, en une maîtrise de notre système de signes et de ses combinaisons, qui peut certes confiner à l'art (la possibilité d'enchaîner des centaines, voire des milliers de gestes, d'algorithmes, de recettes ou de formules) mais qui reste majoritairement technique: une somme d'apprentissages tout à fait accessibles et qui conduisent à des pratiques et des gestes enchaînés de façon de plus en plus rapide avec leur répétition. Nous retrouvons là les propos de Leibniz, de Dagognet et de Granger (cf. le point 1 et  [Parrochia, 1992]).

Le constat de notre difficulté temporaire à penser, quand nous sommes démunis devant une machine, conjugué au recul historique auquel nous invitent les ordinateurs, nous conduit à supposer que l'univers de l'épistémologie commence par l'étude de toutes les petites choses, de tous les artefacts et instruments qui contraignent et rendent possible l'exercice intellectuel, notamment quand il est engagé dans une production scientifique ou érudite56. Ici la sociologie du monde universitaire rejoint l'épistémologie, en tant que questionnement de l'ordre qu'elle promeut.

À ces problèmes renouvelés, qui peuvent trouver des éléments de réponse dans l'histoire des sciences, des techniques et des mondes savants et érudits, et par l'application d'une anthropologie détaillée de ses propres pratiques lettrés, s'ajoute celui de la culture: comment interagit-elle avec la littératie, cette compétence scribale d'une époque (et d'un groupe social) qui est aussi une réponse au problème central et collectif de l'interprétation? La culture savante passée étant à l'origine de l'écriture contemporaine, nous comprenons que la culture numérique  sera en partie héritière de cette culture; mais sa prévisible reconfiguration, les formes de domination qu'elle induira (recompositions incluses), les centres d'intérêt qu'elle alimentera et la façon dont l'Université se l'appropriera sont encore flous. Raison de plus d'étudier non seulement les formes et les appropriations de l'écriture contemporaine, mais aussi les objets qu'elle singularise ou met en valeur.

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Notes

1Maître de conférences HDR à l'Enssib, responsable de l'équipe Réseaux, Savoirs & Territoires de l'Ens, directeur de programme au Collège international de philosophie.

2Sciences humaines et sociales. Notion à prendre temporairement au sens large, et qui peut renvoyer dans un premier temps aux disciplines de la division Lettres de l'Ens, et aux recherches effectuées dans cette division. Par sciences sociales, j'entends, tout aussi temporairement l'histoire, l'anthropologie, la sociologie et la géographie. Les affirmations précitées, courantes entre 1995 et 2000, sont tout aussi fréquentes en 2013 - peut-être du fait de la masse constante des nouveaux venus à l'internet professionnel ces dernières années.

3Dans la suite de l'article, le il  renvoie autant au féminin qu'au masculin.

4Comprendre, après des heures d'essais et de lectures de listes de discussion, que MacTeX-2012 est de loin préférable à Tex Live 2012, supposée universel (Mac, Linux, etc.).

5Il est possible de considérer que certaines personnes puissent faire de la recherche en n'utilisant que des logiciels de traitement de texte. Mais la suite de cet article montrera que la spécialisation des chercheurs s'accompagne, comme hier, de l'emploi de méthodes et de techniques qui caractérisent leurs objets et leurs pratiques.

6Ou sauvegardés sur des supports difficiles à lire en 2013: disquettes, bandes Syquest, etc. Notons que l'évocation du cloud comme solution à nos problèmes de mise à jour et de format sollicite un déterminisme de l'innovation qui alimente toujours les mêmes utopies, les reporte et déplace sans jamais tenir les promesses qu'il annonce. Parfois, l'obsolescence des formats est compensée par une compatibilité ascendante des logiciels grand public, qui s'est améliorée en 15 ans. Mais ce sont alors les modalités d'accès à ces logiciels (de traitement du texte comme de l'image) qui désarçonnent l'utilisateur du fait de la reconfiguration des menus et de leurs options quand une nouvelle version du logiciel paraît.

7Sur les portables Apple dotés du système d'exploitation 10.8, l'utilisateur est condamné à changer sa gestuelle - sa culture digitale: pour accéder au début d'un texte, il suffisait de faire glisser les doigts vers le haut du trackpad; désormais, il faut prendre l'habitude du geste inverse. On ne peut plus télécharger de mises à jour de logiciels Apple, même gratuites, sans donner son identité, voire un numéro de carte bleue. Ou alors il faut passer par des détours complexes: se créer un compte Itunes a priori inutile en donnant une adresse détaillée (éventuellement fausse mais à mémoriser), le nom de son animal préféré (sic), etc., trouver enfin la bonne fenêtre qui permette à ce compte ne n'être pas attaché à une carte bancaire. Et, quand le besoin de mise à jour se fait sentir, accepter le passage par l' Appstore - sorte de centre commercial en ligne - et s'y connecter avec les fameux login et mot de passe afin que le téléchargement puisse advenir. Dans un registre analogue, la connection au Wi-Fi des appareils nomades induit de plus en plus souvent l'ouverture d'une fenêtre ad hoc, qui se conclut par une page de publicité.

8Trésor de la Langue Française informatisé, avec ses variantes fort utiles (http://www.cnrtl.fr/definition, http://www.cnrtl.fr/synonymie, etc.), les dictionnaires anciens qui lui sont associés (http://www.cnrtl.fr/dictionnaires/anciens), outils de traduction (http://translate.google.fr, http://www.linguee.com), etc.

9La requête LaTeX  retourne rapidement des photos de femmes vêtues de latex; la majorité des moteurs de recherche proposent de corriger la requête mariage femmes Nuer  par mariage femmes nues  [Evans-Pritchard, 1973], qui n'offre pas vraiment les résultats escomptés.

10Y compris sociale: par exemple, nous comprenons à quel point ces normes et savoir-faire en relation avec l'écriture varient selon les disciplines universitaires, les professions et les pays.

11Attestée chez des historiens et des antiquisants, dont témoignent des thèses comme des ouvrages.

12Exemple tiré des Recommandations aux auteurs  des Publications de la Sorbonne. Il est étrange que l'espace insécable soit invoqué comme une référence tenant de l'évidence, et que son contexte culturel ne soit jamais enseigné, alors qu'il repose sur une erreur historique: les typographes utilisaient très rarement des cadratins entiers pour forcer de tels espaces, mais des espaces fines justifiantes.

13Dont voici deux exemples:

  • la possibilité de retrouver aisément sur le web le détail un ouvrage, à partir de son titre incomplet et son auteur: la requête Damien Naudé  permet de retrouver rapidement la référence [Damien, 1995];

  • les incitations institutionnelles à numériser tous les textes qui nous tombent sous la main, qui finiront par produire les résultats qu'elles revendiquent: l'édition électronique de la très grande majorité des textes de tous temps et de toutes langues en ligne.

14Nous prenons ici exemple sur le Descartes d'Ernst Cassirer [Cassirer, 2008]. D'autres ouvrages, historiques ou cartographiques [Watelet, 1994] peuvent requérir encore plus d'entrées complémentaires (index des lieux, etc.).

15Y compris quand la version finale de l'ouvrage sera imprimée.

16Une personne plus versée dans l'écriture électronique que dans sa tradition imprimée et littéraire  peut se désespérer de la présence des op. cit. et autre Ibid., qui renvoient proprement à une épuisante opération de triangulation pour retrouver une référence bibliographique dans son contexte.

17Là encore, le propos n'est pas d'imposer une méthode plutôt qu'une autre - un relecteur attentif me fait remarquer que certaines approches disciplinaires ou intellectuelles peuvent aller délibérément et fructueusement à l'encontre de cette démarche de décomposition du raisonnement - mais de rappeler que cette méthode, commune en mathématique et en physique, existe elle-aussi; qu'elle est d'une efficacité remarquable et qu'elle ne se restreint pas aux disciplines précitées. Elle rappelle aussi que la question de l'interprétation ne va pas que de soi vers autrui, mais aussi de soi à soi. Elle nourrit aussi la réflexivité, en signalant les ingrédients de la preuve, de la conviction et... de l'effort, ce détour nécessaire et souvent omis pour garantir les deux dernières.

18Thesaurus Linguae Graecae, cf. http://www.tlg.uci.edu/.

19La focalisation sur le support est ici pédagogique. Nous donnons au point 2.2 une définition de l'écriture qui précise ses autres constituants.

20Le croisement de 3 variables très simples 2 à 2 ne permet pas de reconstituer l'enquête d'origine, sauf à solliciter une hypothèse forte. Par exemple, en partant de 3 variables à 2 modalités comme le sexe (H/F), la nationalité (Français/Étranger) et l'activité professionnelle (actif/inactif), la connaissance des 3 tableaux croisés de ces variables ne permet pas de connaître le nombre de femmes étrangères actives.

21Les URL, comme http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/02/24/maree-noire-ouverture-lundi-du-proces-civil-contre-bp_1837943_3244.html témoignent bien de ces formes graphiques complexes et désormais comprises, qui deviennent les atomes des moteurs de recherche.

22Je n'aborderai pas ici la question de la distinction entre texte et code, me contentant de remarquer qu'elle varie selon les situations étudiées et selon la culture des personnes qui abordent ce débat: cas curieux où la frontière entre les deux catégories me semble systématiquement mobile, quand on veut tant la figer.

23À l'occasion de la journée d'étude La pensée et l'écriture vues par les mathématiciens et les anthropologues (Enssib, 21 septembre 2012, http://barthes.enssib.fr/archives/Goody2012/), Cédric Villani, médaille Fields 2010 de mathématique/s, a insisté sur l'unité de cette discipline  et sur l'inutilité de son pluriel. Je me conforme donc à sa suggestion et utilise donc au singulier le mot mathématique .

24Pour rappel de références parfois déjà citées: [Guichard, 2002,Guichard, 2005,Guichard, 2006,Guichard, 2010].

25S'il ne fallait néanmoins citer qu'un exemple, je rappellerai Analyse, le logiciel méthodologique en ligne pour sciences sociales développé par les historiens de Paris-1: http://analyse.univ-paris1.fr/. Il est en développement, mais déjà fort utile et alimente de façon féconde les questions épistémologiques que nous nous posons.

26Le second instrument qui ait eu autant d'influence sur leurs pratiques est ArXiv (http://arxiv.org), une base de données en accès libre d'articles non évalués.

27Je n'évoquerai pas ici la docte prose, si répandue, sur les effets de Powerpoint sur les pratiques de communication.

28Valeur d'illocution: qualité de la compréhension de l'intention de l'interlocuteur. Dans un échange oral, cette valeur est élevée: le ton de la voix, les gestes, etc. permettent de bien comprendre ce que veut dire (ce que signifie) l'orateur. À l'écrit, ce niveau de compréhension chute considérablement, à défaut de multiplier les méthodes, les normes qui vont codifier cette interprétation.

29Exemples: importance de la ponctuation dans la programmation (le passage à la ligne n'est plus significatif); nécessité de commenter (documenter) les programmes informatiques: pour autrui, mais aussi pour soi - point qui relève de la construction de normes herméneutiques entre lettrés; difficultés d'usage d'un logiciel qu'on ne maîtrise guère (de la statistique au traitement de l'image); détournement des moteurs de recherche pour contourner les normes herméneutiques et donc culturelles de ces derniers (cf. exemple de la note 8), etc. Le succès d'un logiciel en ligne comme Facebook peut se comprendre en termes de construction d'un code de l'interprétation en ligne entre humains qui a réussi.

30Titre du projet déposé en 1995 à la DISTB. On en trouve une variante dans le titre du rapport final (1998): Incidence des réseaux sur les modalités de la recherche (URL http://barthes.ens.fr/atelier/articles/guichard-intro-RF-juil-98.html).

31Ensemble des techniques et des services qui associent les ressources de l'informatique et celles des télécommunications: http://www.cnrtl.fr/definition/télématique.

32Les Suisses semblent préférer l'adjectif digital . Cf. la nouvelle chaire d' humanités digitales  de l'École polytechnique fédérale de Lausanne: http://cdh.epfl.ch/digital.

33Titre d'une journée d'étude organisée à l'ENS par la cellule informatique littéraire et le département de sciences sociales, vers 1993.

34Conférence orale, Journées Communication Culture et Société, Lyon, 23 février 2013. À cette occasion, Dominique Vinck rappelait qu'aux États-Unis, l'histoire, les lettres classiques comme modernes n'ont ni le soutien ni la masse critique d'étudiants que nous connaissons dans nos universités, du fait de l'absence des concours d'enseignement du second degré dans ce pays.

35Remplacé par une version plus sobre: http://www.digitalhumanities.ucla.edu/about/what-is.html.

36Cellule informatique littéraire de l'ENS, à partir de 1991; enseignements et rencontres du Net des études françaises  à Toronto et à Lisieux: cf. http://www.etudes-francaises.net/cours.htm et http://www.etudes-francaises.net/colloque/; travaux de Lebrave et Anis de la fin des années 1980 [Anis et Lebrave, 1991]; atlas historiques en ligne, dès 1999 (http://barthes.ens.fr/atlasclio; publications de la revue Le Médiéviste et l'ordinateur, depuis 1979, etc.

3735 faculties , 20 départements, 6 centres de recherche.

38http://www.digitalculture.org/hacking-the-academy/hacking-scholarship/\#scholarship-scheinfeldt.

39Cf. http://historyarthistory.gmu.edu/people/jscheinf.

40 Denigrated in the later 20th century as unworthy of serious attention by scholars .

41Source: http://stunlaw.blogspot.fr/2011/01/digital-humanities-first-second-and.html.

42Cette assertion est relativement problématique.

43Il reprend les termes de Schnapp et Presner, en 2009: The second wave is qualitative, interpretive, experiential, emotive, generative in character  (the Digital Humanities Manifesto 2.0: http://www.humanitiesblast.com/manifesto/Manifesto_V2.pdf). On remarquera que dans ce texte, les digital humanities n'ont plus de majuscules. Dans la suite de cet article, nous nous autorisons donc les deux graphies, sauf dans les titres.

44 Indeed, I think that we need to further explore both first and second wave digital humanities, but also start to map out a tentative path for a third wave of digital humanities, concentrated focus around the underlying computationality of the forms held within a computational medium . Toujours issu de http://stunlaw.blogspot.fr/2011/01/digital-humanities-first-second-and.html.

45 Indeed, we could say that third-wave digital humanities points the way in which digital technology highlights the anomalies generated in a humanities research project and which leads to a questioning of the assumptions implicit in such research, e.g. close reading, canon formation, periodization, liberal humanism, etc.

46Propos de Bill Clinton: The President's New Markets Trip: From Digital Divide to Digital Opportunity, 17 avril 2000, Palo Alto, Californie, http://clinton3.nara.gov/WH/New/New_Markets-0004/20000417-4.html. Cf. [Guichard, 2011b] pour des précisions à ce sujet.

47Centre pour l'édition électronique ouverte, http://cleo.cnrs.fr/. Hébergeur du manifeste des humanités numériques précité et d'Openedition.

48En 2012, est sorti l'ouvrage Read/Write Book 2 (http://press.openedition.org/226), qui se propose de répondre à la question Les humanités numériques représentent-elles une véritable révolution des pratiques de recherche et des paradigmes intellectuels qui les fondent? . En fouillant cet ouvrage, on découvre environ une mention du terme épistémologie  par article: par exemple, Antonio Casilli affirme qu' il y a donc, derrière les enjeux technologiques, des enjeux épistémologiques, ainsi que des enjeux pratiques  (Comment les usages numériques transforment-ils les sciences sociales?, http://books.openedition.org/oep/286). Mais il n'en dit pas plus. Serge Noiret se montre plus précis: la `digital history 2.0' est donc, en histoire, une tentative de créer un nouveau stade du rapport entre l'historien et son public usant du numérique, dans une société où le média internet domine, et pousse à réviser les comportements épistémologiques de nombreuses disciplines humanistes  (http://books.openedition.org/oep/258). On sent donc chez tous ces auteurs une préoccupation épistémologique, sinon un désir de préciser les frontières disciplinaires et leurs déplacements. Le lecteur reste néamoins sur sa faim et surpris par la non-référence quasi systématique à nombre de pionniers, d'expérimentateurs ou théoriciens, au carrefour de l'écriture électronique et en réseau, et des sciences sociales.

49Une rapide statistique sur les 259 premiers signataires du Manifeste des Digital Humanities, effectuée fin 2012, montre que moins de 20% d'entre eux ont des positions universitaires (maîtres de conférences ou professeurs) ou équivalentes (chargés ou directeurs de recherche au CNRS, etc.) stables. Cette statistique, instructive, ne doit pas nous faire oublier que ces personnes ne sont pas représentatives de l'ensemble des spécialistes de la méthodologie informatique dédiée aux SHS.

50Pour qui se souvient des débats entre Bazin et Revel sur les apports respectifs et les spécificités de l'anthropologie et de l'histoire, ou entre de jeunes normaliens sur les relations entre géographie et littérature, le silence actuel est problématique.

51Cours de programmation éditoriale, où les étudiants, majoritairement de sexe féminin, apprennent à travailler avec LATEX, dans un environnement Linux. Cf. http://barthes.enssib.fr/travaux.

52On retrouvera à ce sujet, dans une interview de Roger Chartier en 2013 (http://reseaux.blog.lemonde.fr/2013/03/24/legende-noire-monde-electronique/), des propos qui confirment des analyses personnelles d'avant 2002. l'ordinateur entérine la séparation du lieu de l'inscription et du lieu de la visualisation [Guichard, 2002].

53Façon d'exclure ici les recherches informatiques les plus spécifiques (cryptage, algorithme), sachant que cette exclusion n'est qu'artificielle et temporaire [Ganascia et al., 2013].

54La publication récente d'un détenteur de la médaille Fields d'un ouvrage chez Grasset témoigne de la fragilité d'une telle césure [Villani, 2012b].

55Les premières sont à la fois fruit évident de la seconde, en tant que production intellectuelle, et inflexion, de par les artefacts qu'elles produisent et qui s'intègrent dans notre quotidien et nos pratiques.

56Portée par un projet où la rigueur et la discipline sont à la fois but et moyen, cap à atteindre et méthode: rester fidèle à un projet ou programme, ne pas se laisser griser par des facilités ou des effets de mode, et en même temps tenter de s'extirper du confort des formations discursives qui nous ont pétris.

Page créée le 7 octobre 2013, modifiée le 7 octobre 2013