Si l’on désire mesurer les interactions entre pratiques sociales et intellectuelles des chercheurs, cet aller et retour est d’autant plus délicat que le chercheur est pris dans un collectif, celui de son laboratoire, où ses collègues, étudiants, amis et aussi ennemis contribuent au développement de sa pensée, de ses analyses. Et, avant de montrer comment l’expression d’une pensée solitaire et originale est valorisée, ce qui rend difficile la synthèse puisque chaque chercheur est alors un cas particulier, puis, de rappeler comment les contraintes propres à la reproduction du monde universitaire favorisent à l’opposé une forme de conformisme, surtout quand on s’attache à décrire son fonctionnement, il nous semble important d’insister sur une forme spécifique d’autocensure: celle-ci résulte d’un respect des règles de scientificité. Or, la production d’énoncés en matière d’outillage mental impose une position en surplomb qui peut donner le vertige.
Par ailleurs, on sait que cette analyse de l’outillage mental doit se doubler de celle du laboratoire: pour élucider les modes de socialisation au sein de ce dernier, il faudrait être suffisamment au fait de l’institutionnalisation des disciplines, ce qui est loin d’être acquis.
Face à de telles questions, l’humilité est la règle. De plus, le fait que les meilleurs débats sur l’outillage des uns et des autres se produise souvent dans un contexte d’amitié ou d’admiration (parce que l’on touche au cœur de la productivité intellectuelle) génère lui aussi un important effet de pudeur chez celui qui prétend en rendre compte.
Autrement dit, la possibilité qu’offre le monde universitaire de créer un réseau d’estime est spontanément génératrice d’autocensure pour qui veut produire des énoncés scientifiques sur les comportements, les méthodes, les productions de ses collègues.
Pierre Bourdieu explique bien ce fait: assumant le caractère fortement auto-analytique de son analyse des ressorts du monde universitaire, il conclut son ouvrage en détaillant comment le serviteur de la science qu’il était s’est senti obligé d’obéir aux axiomes qu’on lui avait inculqués: « Et la place qu’occupe dans mon travail une sociologie assez particulière de l’institution universitaire s’explique sans doute par la force particulière avec laquelle s’imposait à moi le besoin de maîtriser rationnellement, au lieu de le fuir dans un ressentiment auto-destructeur, le désenchantement de l’oblat devant la futilité ou le cynisme de tant de prélats de curie et devant le traitement réservé, dans la réalité des pratiques, aux vérités et aux valeurs que professe l’institution et auxquelles, étant voué à l’institution, il était voué et dévoué » 3.
On a déjà vu comment la technique de l’écriture induisait des effets proprement réactionnaires 4, du fait de la valorisation de ceux qui la maîtrisaient: l’obtention d’un fort pouvoir intellectuel invite à trouver les moyens de le conserver par des arguments de type intellectuel. Mais les recettes d’une telle valorisation ne peuvent évacuer les formes d’intelligence permises par le déploiement de l’écriture: les plus grands privilèges obtenus grâce à l’usage de l’outillage mental disponible sont toujours menacés si un nouveau venu arrive à mieux l’exploiter. Certes, l’histoire regorge de mises à l’échafaud de savants, mais, dans les sociétés qui valorisent la connaissance au point qu’elles en font leur priorité 5, les institutions qui sont chargées de la diffusion de cette connaissance doivent, peu ou prou, accepter d’être remises en question par toute forme de production conforme à ce qu’elles promeuvent.
Pour ce faire, elles ont acquis une indépendance, de façon à être le moins sensibles possible aux discours d’astrologues populaires 6, ou aux préjugés d’un dictateur. À la fortune, à la considération publique sont préférées l’évaluation, la critique et la considération par les pairs, plus discrètes, plus lentes, mais aussi plus conformes aux exigences de rationalité. Aux menaces que fait peser le pouvoir politique répond le droit de régir les conditions de sa propre reproduction. Là encore, cette autonomie a ses limites: le professeur de lycée Claude Lévi-Strauss fut révoqué suite à la promulgation des lois de Vichy et dut partir aux États-Unis. Marc Bloch sera lui torturé et abattu. Mais dans les périodes de paix, le monde universitaire définit ses propres règles de fonctionnement, étant entendu qu’il est aussi censé s’y plier.