Si on se limite encore une fois à la France et aux sciences humaines, il importe de comprendre en quoi les positions relatives des disciplines expliquent leurs relations à l’informatique et plus largement à l’internet. Aux disciplines « théoriques » et « pures », comme la philosophie, le français, les lettres classiques, s’opposent dans les années 1970 les disciplines pratiques, « appliquées », « empiriques », « impures » comme l’économie, la sociologie, l’ethnologie, la linguistique et la géographie 17. Aux premières la conceptualisation, aux secondes l’appel aux techniques. Reste que les « techniciens » vont s’employer à valoriser leur statut d’infériorité, pour arriver à inverser la tendance. Comment s’y prendront-ils?
Tout d’abord, il suffit de laisser faire: les seigneurs de l’Université vont se focaliser sur leur reproduction, qui s’étend jusqu’à l’enseignement secondaire 18. L’outillage intellectuel ainsi dispensé finira bien par être critiqué pour son archaïsme, et pour la façon tout aussi anachronique de le diffuser, notamment en termes pédagogiques 19. Évidemment, les critiques les plus virulentes viendront des nouvelles disciplines, dans un état de domination, qui tendent néanmoins à s’emparer des thèmes intellectuels —en perte de vitesse vu le temps passé à gérer l’institution plutôt qu’à produire une œuvre scientifique— que se sont appropriées les disciplines légitimes. La linguistique, la sémiologie, la sociologie utilisent au mieux les conceptualisations et les formalisations qu’elles développent, souvent grâce à leur plus grande proximité avec les sciences exactes: l’outillage mental est ainsi réactualisé. Il suffit alors de quelques coups de boutoirs contre les formes de l’écriture des anciennes disciplines, réduites à l’état de « beau style littéraire », en en proposant de nouvelles, qui assument leur inélégance du moment en « empruntent aux rhétoriques les plus puissantes [...], celle de la mathématique [...] ou celle de la philosophie » 20 pour entériner l’inversion des rapports de force.
Bien sûr, de telles transformations du paysage universitaire ne peuvent se réaliser qu’en abandonnant la conception de l’artisanat classique de l’intellectuel au profit d’une valorisation du travail collectif. Le laboratoire est d’autant plus proche qu’une telle dynamique intellectuelle est facilitée par la faible institutionnalisation des jeunes disciplines, qui peuvent se consacrer à la recherche, et acquérir par là une notoriété internationale 21. La dépossession des anciens se finalise quand un individu incarne l’inversion des rapports de force: la philosophie est reléguée derrière les sciences sociales quand Claude Lévi-Strauss annihile la figure exemplaire de Jean-Paul Sartre, « réhabilite ces disciplines traditionnellement méprisées par les normaliens philosophes et les institue en modèle de l’accomplissement intellectuel » 22.
Ainsi, alors même qu’elle se refuse souvent à l’admettre, l’Université est particulièrement dépendante de l’outillage mental qu’elle façonne et distribue, au point qu’elle vit de façon très conflictuelle les réordonnancements de ce dernier 23, tant sur un plan manifeste (les « mandarins » contre les « hérétiques ») que plus discret et d’autant plus cruel: les « bons élèves » comme les normaliens fidèles à la philologie, par exemple, « restés étrangers [...] du haut de leurs certitudes statutaires, à l’évolution des sciences du langage [...] se sont trouvés soudain dévalués, puis relégués [..] devant l’irruption de la linguistique, importée et défendue par des marginaux, souvent non normaliens, provinciaux ou issus de disciplines ‘inférieures’ » 24.
Les bons élèves sont d’autant plus menacés que les « anciens dominants [...] qui se trouvent conduits, à leur insu et malgré eux, à une position dominée, contribuent en quelque sorte à leur propre déclin en obéissant au sens de la hauteur statutaire qui leur interdit de déroger et d’opérer à temps les reconversions nécessaires » 25.
Ce rappel de la complexité de la sociologie du monde universitaire précise en quelque sorte le statut fragile des tenants du pouvoir, et montre en quoi l’arrogance est leur seule défense face à des méthodes de travail en perpétuel renouvellement.
Mais les formes d’optimisme que peut exprimer une personne sensible depuis une dizaine d’années à l’incidence de l’informatique sur les pratiques de recherche en sciences humaines ne doivent pas faire oublier que l’usage d’un outillage intellectuel renouvelé sert autant les appétits de pouvoir que les projets plus proprement scientifiques. Certains philosophes du langage n’hésitent pas à user de l’aura procurée par l’ingénierie de la langue pour améliorer leur « image de marque ». Depuis peu, les mêmes qui méprisaient l’internet font tout pour obtenir la responsabilité de la publication web de leur université. Par ailleurs, les relations hiérarchiques entre disciplines ne sont jamais fixées. Si certaines, comme la sociologie, à la suite de Pierre Bourdieu, ont considérablement modifié leurs méthodes dans les années 1970, les héritiers de ce dernier n’ont pas toujours cherché à prolonger un tel effort; d’autres, ayant une image plus poussiéreuse, peuvent être confrontées, par choix ou par nécessité, aux techniques d’écriture contemporaines: avec leurs corpus de CD-ROM et l’implémentation sur des ordinateurs de graphies rares (grec ancien, araméen, etc.), les lettres classiques semblent jouer 26 une carte moderne. En revanche, les spécialistes de littérature qui dédaignent l’internet n’ont donc que le style et la graphie classique pour défendre leur science. Ce qui peut les mettre en fâcheuse posture d’ici quelques années.
On se rappellera que l’écriture contemporaine offre des potentialités plus que des solutions: cette technique peut accroître nos capacités intellectuelles; mais encore faut-il qu’elle fasse l’objet d’une appropriation, et que celle-ci soit accompagnée d’une explicitation des processus mentaux ainsi générés.