Comment, dans un tel cas de figure, le chercheur peut-il garder le recul nécessaire à l’énonciation scientifique et éviter de se plier à la logique dominante, d’entrer dans ce jeu de services rendus, de solidarités automatiques, afin d’obtenir ce qu’on lui fait espérer?
Dans un cadre étroit où les conflits de personnes se confondent inconsciemment avec des conflits d’intérêt, la volonté d’exemplification peut dériver vers une dénonciation qui peut ne plus avoir de rapport avec le travail scientifique. Encore faut-il que ce dernier ne dérive pas vers un discours où les « raisons des adversaires » soient réduites à des intérêts sociaux 12. Ainsi, il s’agit d’éviter le double piège de l’attaque ad hominem, même feutrée, sans pour autant réduire la personne visée à un pur produit de sa caste, c’est-à-dire à nier son propre attachement à une production scientifique.
Les meilleurs révélateurs des rapports de force universitaires restant les conflits, se pose alors le problème de leur restitution, dans un cadre qui implique souvent l’analyste lui-même. À l’époque où l’internet était diabolisé en France 13, notre engagement dans cette technique nous a fait subir diverses agressions. La rigueur méthodologique nous obligera à les expliciter, afin que le lecteur ait les moyens de comprendre de la façon la plus précise les enjeux, les tensions que mettait en évidence cette technique d’écriture.
Reste la question de l’attitude à choisir face à la nomination des personnes qui ont participé, parfois inconsciemment, à l’ensemble de ces conflits qui ont secoué le monde universitaire. Pierre Bourdieu choisit de « donner en toutes lettres les noms des universitaires étudiés » 14, partant du principe que la réduction aux initiales ne pouvait que favoriser la dénonciation implicite qu’il condamne. Il compte par là aussi faire œuvre d’historien, puisqu’il se dit conscient qu’un des intérêts de l’analyse du champ universitaire qu’il propose réside dans le fait qu’elle éclaire le lecteur sur « la production culturelle française des vingt dernières années » 15.
N’ayant pas de telles prétentions, nous avons fait le choix opposé. De plus, il nous semblait inutile de nous apesantir sur celles et ceux qui abandonnent le travail scientifique parce qu’ils sont trop pris dans les logiques de contrôle de l’institution et trop attachés à l’accroissement de leur capital symbolique. Sans pour autant négliger le poids des institutions, nous croyons encore que les fossoyeurs de la recherche, s’ils peuvent ralentir la productivité scientifique, ne peuvent la paralyser. Ces individus ne sont donc pas cités, et tout a été fait pour qu’ils ne soient pas reconnaissables. En corollaire, les personnes qui ont fait preuve d’audace intellectuelle ne sont pas non plus nommées. Ce qui a deux avantages: nous ne risquons pas d’induire l’idée d’une évaluation scientifique implicite, en mettant les uns en avant et en renvoyant les autres aux poubelles de l’histoire; ensuite, nous évitons de faire encourir des risques aux militants de l’internet, qui subissaient —et souvent subissent encore— le pouvoir de ces fameux « prélats de curie » que critique Pierre Bourdieu. Aussi, par souci de protéger celles et ceux que nous appellerons des « pionniers » 16, dans cette partie comme dans la suivante, leurs actes et leurs témoignages seront entièrement anonymisés.
Après ce premier panorama centré sur les personnes, reste maintenant à expliciter comment s’articulent les relations entre singularités et normes sociales, et comment l’outillage mental est sollicité dans le cadre de la compétition collective au sein du monde universitaire.