En 1990, peu de personnes utilisaient l’internet en France: environ 3000 machines, réparties sur 50 sites 2, étaient interconnectées. Les protocoles les plus utilisés étaient le courrier électronique 3, la connexion sur une machine distante (telnet) et le transfert de fichiers (ftp 4). Le confort d’utilisation était alors rudimentaire. Tout d’abord, les débits étaient très réduits; l’ENS, qui, après avoir utilisé le réseau Bitnet d’IBM, s’est raccordée à l’internet en 1988, disposait alors d’une connexion vers l’INRIA 5 de 9600 bauds 6, soit un débit d’environ 1000 caractères par seconde, au lieu de 2 millions de bauds à partir de février 1993 (date du raccordement au réseau RENATER 7) et 155 millions depuis 2002. Ensuite, il n’existait aucune forme d’annuaire pour repérer l’adresse d’une personne ou d’une machine; ces informations s’obtenaient par le bouche à oreille ou par le courrier électronique, lequel évidemment ne contenait pas de caractères accentués et dépassait rarement la dizaine de lignes. Enfin, les commandes informatiques, tout comme leur syntaxe, étaient absconses: on ne retenait que les plus utiles, comme celles permettant l’usage du courrier électronique.
En ces temps où un disque dur d’un giga-octets tenait dans une armoire et se louait 5000 F par mois 8, seuls quelques groupes de chercheurs en sciences exactes qui travaillaient dans des institutions privilégiées en matière d’équipement, pouvaient envoyer un bref message à un collègue ou lancer une procédure sur une machine distante (du CNRS, par exemple).
À cette période, l’internet était concrètement associé à des machines Unix 9, reliées entre elles par un cablâge de type Ethernet, et réputées non-conviviales: déjà l’obligation de se signaler avec un login et un mot de passe empêche une utilisation spontanée de la machine; ensuite, la complexité des commandes requiert une bonne connaissance du manuel, en ligne, et rédigé en anglais. Enfin, l’interface graphique, souvent rudimentaire —les instructions sont principalement transmises à la machine par l’intermédiaire du clavier— rebute les profanes.
Cependant, l’utilisation de l’internet faisait doucement son chemin, et, « au sein du département de mathématiques et d’informatique à la fin des années quatre-vingts, il était tacite que tout le monde lisait son courrier [électronique] » 10.
Si d’autres départements de l’ENS, comme le département de physique, avaient eux aussi une utilisation précoce de l’internet, et si des chercheurs en sciences humaines utilisaient dès les années quatre-vingts des connexions à distance pour effectuer des calculs jugés à l’époque lourds (comme des géographes le faisaient avec les machines du Circé), l’apparition de l’internet au sein de l’École littéraire date de janvier 1992: le laboratoire de sciences sociales venait d’acquérir une généreuse dotation ministérielle pour faciliter sa structuration en département. Pour témoigner de son dynamisme, et pour prouver son engagement dans une modernisation de l’outillage mental, il se devait d’acquérir un équipement informatique prestigieux: une telle démonstration devait permettre au futur département de d’asseoir sa domination sur les autres, conformément aux nouvelles donnes initiées par Claude Lévi-Strauss et Pierre Bourdieu.
Or, l’usage de l’informatique en sciences humaines faisait déjà l’objet d’un débat à l’ENS littéraire: certains chercheurs avaient connu les gros systèmes, tout en restant à distance des machines, gérées par des ingénieurs. Cette forme de dépendance s’atténua dans les années quatre-vingt, quand les chercheurs découvrirent la micro-informatique, et notamment les Macintosh qui, grâce à leur système d’exploitation iconique et leurs logiciels wysiwyg 11, leur offraient un fort sentiment d’autonomisation. vers 1990, quelques sociologues et économistes de l’ENS faisaient usage d’un tableur et de quelques logiciels de statistique 12, quand certains de leurs collègues antiquisants utilisaient des logiciels d’extraction de formes graphiques grecques ou latines. Les autres, dans leur grande majorité, découvraient l’ordinateur, en se familiarisant avec le traitement de texte. Cependant, les déboires que les uns et les autres rencontraient avec ces machines les incitèrent à demander à la direction de l’ENS de mettre sur pied une cellule informatique littéraire qui satisferait les besoins spécifiques des littéraires —étudiants et enseignants— en informatique, notamment en matière de formation et de maintenance de machines. Cette démarche témoignait d’un désir d’autonomie face au service de prestations informatiques (SPI), qui était considéré comme trop inféodé aux mathématiciens: préconisant des stations Sun, des outils d’écriture comme TEX, et peu tenté par des logiciels clickodromes, ce service avait la réputation d’être sourd aux préoccupations des littéraires.
Deux amateurs de l’informatique furent invités à fonder cette cellule informatique littéraire, dont l’auteur de ces lignes, ce qui nous invite localement à nous exprimer à la première personne. J’avais découvert l’informatique depuis peu, avec les Macintosh, dont j’appréciais, comme tout profane, à la fois le caractère convivial, et les potentialités en matière de traitement graphique du texte et de l’image. Mais j’en imaginais peu d’autres que ludiques ou esthétiques, étant assez peu au fait de la recherche en informatique pour les sciences humaines. J’étais néanmoins considéré, du fait de mes cultures mathématique et anthropologique, comme un « informaticien » ouvert au dialogue avec les sciences sociales. Mon collègue, parce qu’il avait une compétence en termes de production de graphies rares (aussi sur Macintosh), apparaissait comme le représentant des antiquisants.
J’eus à prendre en charge l’équipement du futur département de sciences sociales. Au fil des dialogues avec les membres du SPI, j’étais de plus en plus sensible à leurs arguments, même si je conservais une passion pour les machines de la firme Apple. Ces collègues —comme d’autres chercheurs en informatique— penchaient, on l’a vu, pour des machines Unix, qui semblaient aussi puissantes que coûteuses, mais qui requéraient des connaissances susceptibles de rebuter les chercheurs en sciences humaines. Ces experts n’avaient qu’un mot à la bouche: « Internet ». Au fil des discussions, ce néologisme soulevait d’étranges questions: quel lien ce réseau américain pouvait-il avoir avec la dynamique de la recherche en sciences sociales en France? Était-il si utile d’investir dans des systèmes techniques complexes quand l’enjeu essentiel consistait à former des esprits brillants à la conceptualisation et à la théorie? Fort de tous ces préjugés, je résistais tant bien que mal, assez peu impressionné par l’intérêt du ftp, du courrier électronique, ou encore du talk 13.
Au final, mes conseillers, dont l’érudition m’impressionnait, m’aidèrent à trouver un compromis entre leurs préférences et les miennes, en m’incitant à choisir des machines NeXT, qui étaient seules à combiner l’Unix, l’internet et un système d’exploitation à interface graphique. Le fait qu’elles avaient été conçues par une équipe réunie par Steve Jobs, co-concepteur des ordinateurs Apple 14, semblait garantir une adaptation rapide des chercheurs et des élèves à ces nouvelles machines: les Macintosh étaient très répandus à l’ENS.
Cependant, la direction de l’École littéraire était réticente à l’idée d’un tel investissement: les NeXT étaient chers, et leur acquisition contredisait la volonté d’indépendance des littéraires face au SPI: il fallait acquérir des machines différentes de celles des scientifiques. Là encore, un compromis —plus financier que scientifique— fut trouvé: la dotation budgétaire servirait aussi à équiper la nouvelle cellule informatique, on achèterait des Macintosh en sus des NeXT, et les machines du département de sciences sociales seraient mises à la disposition de l’ensemble de la division littéraire de l’École.
Ainsi l’apparition officielle de l’internet au sein de l’École littéraire fut historiquement liée aux choix d’acquisition informatique d’un département. La console IBM du laboratoire de sciences sociales et le Macintosh II enfermé dans une ancienne chambre d’élève étaient remplacés en janvier 1992 par plusieurs Macintosh, et par quatre NeXT: 3 dans le département de sciences sociales, et un dans le bureau de la cellule informatique littéraire.
Ces quatre machines, très esthétiques, dotées de grands écrans —à la différence des hublots des Macintosh—, trônaient en majesté en deux lieux proches de l’ENS littéraire et témoignaient de son entrée dans la modernité: au-delà des conflits entre partisans des Macintosh et tenants des PC, elles symbolisaient aussi la spécificité des sciences sociales, qui savaient si bien s’approprier les outils de travail des sciences exactes. Du coup, les mots « Unix », « NeXT » et « Internet » 15 entraient dans le vocabulaire des chercheurs de l’ENS littéraire.
Aussi, du fait des informaticiens, les étudiants et les chercheurs en sciences humaines qui le désiraient ont pu se familiariser avec l’internet dès 1992. Point important, ces personnes étaient alors confrontées à deux systèmes d’exploitation distincts, ce qui les aidait à mieux comprendre le fonctionnement des ordinateurs.