1.2 Usages

1.2.1 Prime à la nouveauté

La focalisation sur l’innovation ne date pas de l’invention de l’informatique ou de l’internet. David Edgerton explique qu’elle est spécifique à tout le XXe siècle, et a deux fonctions: la construction sociale de l’inventeur, devenant héros national —au détriment de ses concurrents étrangers—, et une « canalisation des énergies sociales », afin d’éviter la critique d’un ordre social qui limite la redistribution 11. Autrement dit, la valorisation du futur sert l’idéologie nationaliste et les tenants du pouvoir établi. Faire miroiter au citoyen des « lendemains qui chantent » l’incite à moins se plaindre. En fait, on entre, consciemment ou inconsciemment 12 dans le registre du déterminisme technique, qui prétend que la technique transforme la société.

Une telle valorisation de l’avenir date, pour l’internet, de 1992, quand le vice-président Al Gore a promu les « nouvelles technologies [de l’information] » et leur pendant, la National Information Infrastructure 13

Sur le plan économique, on peut souligner que ce rêve, dont la rhétorique relève bien sûr du libéralisme, a été impulsé en faisant appel à des méthodes très keynésiennes de relance de l’industrie nationale, et donc à grand renfort de financements étatiques. Par ailleurs, son argumentaire est faible: il repose sur l’illusion de la résolution du paradoxe de Solow, qui affirmait qu’« on voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité ». Parce que l’informatique aurait été dans les années 1980 le principal secteur qui tirait la croissance américaine 14, il convenait de développer ce domaine, ce qui permettait par ailleurs de contrecarrer les initiatives de l’industrie japonaise.

Cependant, la fragilité de ces raisonnements —qui développaient l’illusion d’une croissance illimitée et exponentielle— n’a pas empêché la diffusion de l’expression « nouvelles technologies ».

1.2.2 Traversée de l’Atlantique

L’Europe allait aussitôt adopter le programme américain et son vocabulaire. En 1994, le rapport Bangemann vante les « technologies de l’information et de la communication » , « une révolution fondée sur l’information, elle-même l’expression de la connaissance humaine ». Il s’agit « pour l’Europe, d’exploiter les opportunités offertes par les nouvelles technologies » 15. D’autres rapports suivent, en France notamment, aussi lyriques et prophétiques qu’ils manquent d’imagination; la plupart reprennent un autre paradigme du déterminisme technique, la notion de « retard permanent », en insistant sur l’« urgence » qui s’impose si l’on veut combler en France ce fameux retard. Les journalistes, les universitaires adoptent les NTIC. Le mot « technique » disparaît de leur vocabulaire.

Bien sûr, cette appropriation s’est accompagnée de l’importation des représentations sociales qui l’accompagnent (foi en l’avenir, en l’industrie). Mais elle a aussi conduit à troubler le débat en affaiblissant la valeur des analyses développées sur notre continent sur le thème des sciences et des techniques: puisque l’objet change de nom, les anciennes analyses à son sujet perdent de leur légitimité; les nouvelles technologies nous faisaient entrer dans une « nouvelle ère », qui n’avait plus de rapport avec notre ancien monde des techniques. On se contentera de mentionner, sans les détailler ici, les premiers effets de cette terminologie: nouvel essor du déterminisme technique; profusion de discours empruntant à la philosophie et la sociologie de bas niveau; mais aussi —point positif— interrogation sur les objets techniques qui nous entourent.

Cet emprunt a aussi un autre effet, plus ambigu, au sein de nos professions. Le volontarisme politique a permis d’élargir les formes de financement de la recherche publique: de nombreux budgets de la recherche en sciences humaines sont maintenant prévus pour l’étude de l’internet. Parfois même, les laboratoires publics des sciences exactes ne peuvent obtenir de tels financements s’ils ne s’associent pas avec leurs équivalents des sciences humaines 16. Étonnamment, l’obtention de tels budgets n’implique nullement de restreindre la recherche à un domaine appliqué. Mais les chercheurs en sciences humaines restent méfiants. Deux type de raisons expliquent cette forme de résistance:

— Tout d’abord, on comprend que des universitaires habitués à travailler leurs théories au corps refusent de cautionner le déterminisme technique; de façon plus pratique, certains chercheurs se sont rendus compte que de tels travaux ne permettaient pas d’accroître leur crédit universitaire, ni celui de leurs étudiants 17.

— Par ailleurs, cette insistance sur les « nouvelles technologies » les obligeaient à repenser la relation de leurs disciplines à la technique. Celle-ci est souvent circonscrite à une application subordonnée 18: dans le monde des sciences humaines, la distinction entre le chercheur, qui sollicite des processus mentaux complexes pour en déduire des conclusions écrites, et le technicien ou l’ingénieur, qui doit appliquer et reproduire diverses méthodes et techniques, mais qui a un accès moindre à la publication, traduit une domination des premiers sur les seconds, et rares sont ceux qui, comme François Furet, ingénieur de travaux devenu président de l’EHESS, arrivent à s’en échapper. Accepter les injonctions relatives aux « NTIC », fussent-elles accompagnées de financements, risquait de redonner une autonomie à la technique, de lui permettre de s’émanciper de son inféodation à la production scientifique « noble ». Nous montrerons que ce n’est pas seulement l’excès de naïveté des discours sur les NTIC qui explique pourquoi les chercheurs en sciences humaines n’ont pas tiré parti de ces opportunités.