On a vu que l’ENS avait ses partisans de l’internet avant 1988, et que dès 1994, l’internet apparaissait comme un espace éthique de production des savoirs: il devenait possible de publier de nombreux documents, de la fiche pédagogique à l’ouvrage érudit, en passant par les sources archivistes et bibliographiques nécessaires à la compréhension du dernier, sans pour autant se « commettre » à acheter un logiciel payant, au format propriétaire, sans cesse changeant et souvent mal conçu, et sans devoir faire appel à un imprimeur ou à un diffuseur. Cette prise de conscience apparut chez quelques élèves, d’une part, qui fondèrent le premier serveur de l’ENS en mai 1994 3, mais aussi chez des informaticiens 4. Au moins deux d’entre eux se sont toujours montrés très disponibles vis-à-vis des personnes qui leur demandaient conseil en matière d’édition. Nous appellerons « passeurs » ces deux personnes, qui ont été grandement sollicitées.
En effet, la simplicité de l’écriture html masque deux pièges: tout d’abord, l’installation et la maintenance d’un serveur web requièrent l’assistance d’un expert. Si ce dernier n’est pas très compétent, il verrouillera des passerelles d’usages pour limiter les risques; ce qui se produit hélas trop souvent au sein des universités françaises 5. L’ENS n’a jamais souffert de telles contraintes.
Ensuite, la mise à disposition de documents de grande taille (bibliographies, bases de données, etc.) donne envie à leur auteur-éditeur de les rendre interrogeables pour accroître le confort de ses lecteurs, surtout s’il est sensible au fait que ces derniers disposent parfois d’une connexion à faible débit. La construction de telles pages dynamiques 6 renvoie l’auteur aux logiques de la programmation: il lui faut un minimum de connaissances en matière de « droits Unix » et de programmation des « scripts » d’interrogation 7.
Une fois de plus, la culture informatique reprend ses droits. Or, quel que fût le type de problème qu’on leur soumettait, les passeurs ont toujours proposé des solutions techniques robustes, simples, élégantes, gratuites, en orientant leurs collègues et étudiants vers des logiciels du « domaine public » qui répondaient exactement à la question, en diffusant la culture « petites briques » d’Unix; la proximité de ces experts était essentielle pour rendre autonomes les élèves et chercheurs non informaticiens dans le domaine de l’édition électronique.
Au-delà de l’internet, ces conseillers ont donc permis le développement d’un savoir-faire en matière de manipulation du texte: à partir des questions relatives à ces formes élaborées de la publication sur le web, des recherches typiquement littéraires ont pu se développer, et il apparut qu’en sciences humaines, la majorité des activités informatiques relèvent de l’analyse textuelle: il s’agit souvent de traiter des chaînes de caractères, de les remanier, bref de considérer des mots ou des expressions comme des éléments d’une base de donnée qu’il faut transformer, présenter, agréger. Le traitement d’une enquête statistique, la production d’une carte, le résultat d’une interrogation bibliographique, une recherche d’occurrences dans un corpus relèvent en fait de la même méthode. Ainsi l’apprentissage de la programmation sur le web développa de façon décisive les études lexicométriques à l’ENS littéraire 8.
Enfin, la compétence des passeurs en matière de construction de logiciels d’écriture —au sens large, incluant tous les protocoles de l’internet et leurs variantes— leur offrait une étonnante « intuition sociologique »: ils replaçaient dans un contexte simple et explicite tous les mythes et discours que la presse commençait à répandre à cette période et savaient en analyser les enjeux économiques comme politiques avec une grande finesse 9.
Le profil de ces personnes est suffisamment atypique pour qu’il soit rappelé ici: elles ont beaucoup contribué à la socialisation de l’informatique et à l’émergence de débats de qualité à son sujet. Or, pendant longtemps, les informaticiens ont été vus, à tort ou à raison, comme des personnes avec qui le dialogue était difficile, voire impossible.
Cette conjonction favorable d’informaticiens compétents et rompus depuis longtemps aux pratiques de l’écriture informatique, ouverts aux problématiques sociales et attachés à un fonctionnement optimal de la recherche, allait pouvoir se matérialiser en un espace de pratiques et de débats grâce à une demande extérieure à l’ENS.