Quelques centres de recherche du CNRS rattachés à l’ENS, comme le laboratoire d’archéologie, l’ITEM 29, le Delta 30 et le Centre d’études des religions du livre 31 expérimentaient eux-aussi de façon concrète l’incidence de l’internet sur les pratiques de recherche et sur les formes éditoriales. Mais ces laboratoires n’avaient que peu de contacts avec les élèves ou les enseignants. En revanche, les sections ou départements qui fédéraient les grandes masses des agrégatifs de l’ENS (histoire, philosophie, littérature et langages 32, centre d’études anciennes) n’ont publié leurs premières pages web qu’en avril 1998, en se cantonnant au début à reproduire partiellement la plaquette papier de l’École littéraire 33.
Restaient les élèves. Comme la plupart des départements n’avaient pas d’équipement informatique à usage collectif, les élèves rédigeaient majoritairement leurs travaux dans les salles informatiques qui leur étaient dédiées, l’« infirmatique » et la salle « S ». Cette dernière avait divers inconvénients: non climatisée, elle était surchauffée, et ne proposait que des machines « Sun », accessibles donc par un login et un mot de passe; pire, elle était dans les locaux des mathématiciens et des informaticiens. Avec de tels « handicaps », bien rares étaient les élèves littéraires qui osaient s’y aventurer: l’infirmatique, dédiée aux littéraires au début avec ses Macintosh, proche de la cafétéria, semblait nettement plus conviviale 34, malgré la même absence de climatisation.
Mais les rares élèves littéraires qui se laissèrent convaincre par leurs amis informaticiens de pénétrer dans la salle S finirent par acquérir une solide maîtrise de l’informatique Unix, de LATEX et de l’internet grâce aux conseils délivrés par leurs camarades 35. Ainsi, le noyau construit initialement par les « administrateurs du réseau », vite devenu le groupe « gourous » 36, s’élargit progressivement en accueillant des étudiants en sciences humaines et l’on assista en 1997 à la naissance du groupe des « tuteurs »; composé d’une douzaine de personnes, il commença à proposer régulièrement à l’ensemble des élèves de l’ENS des stages d’informatique 37.
Ce groupe de tuteurs comprenait évidemment des jeunes informaticiens, mathématiciens et physiciens, mais accueillit rapidement quatre élèves issus des départements d’histoire, des sciences de l’antiquité, du Lila.
Parmi eux, une historienne, convaincue des avantages apportés par LATEX devint rapidement la personne-clé de ce réseau, en facilitant les échanges entre les tuteurs et l’ensemble des élèves littéraires, et en proposant diverses formations autour du système d’exploitation des Sun, de LATEX, et de l’internet. La proximité des gourous, d’une très grande compétence informatique, réduisait toute question complexe en un exercice amusant pour ces experts qui savaient donner des frissons aux administrateurs-système 38 et qui passèrent beaucoup de temps à développer le système d’exploitation Linux. Avec ce groupe s’est diffusée une culture de l’internet, qui a néanmoins tardé à pénétrer les instances institutionnelles de l’ENS, en grande partie parce que les échanges entre élèves et professeurs étaient très réduits, dès que l’on s’écartait des enseignements traditionnels 39.
Même si le nombre d’élèves intéressés par les stages que proposaient les tuteurs était au début assez réduit, l’importance de leur action dans un lieu aussi atomisé que l’ENS n’est pas négligeable. Ces tuteurs —au nombre de 18 en 2001— ont construit un réseau social qui a permis l’appropriation d’une informatique adaptée aux besoins des érudits, en favorisant l’usage de logiciels et de codages fiables, malgré le désintérêt des responsables de l’ENS. La constitution du premier serveur web de l’ENS, la construction dès 1995 d’un réseau Ethernet entre chambres d’élèves 40, l’implication des tuteurs dans les formations à l’informatique, ou plus simplement la fréquence d’apparition des pages web d’élèves quand on interrogeait l’indexeur du CNRS 41 sur un domaine donné, témoignent d’une dynamique qui a souvent peu de liens avec les rapports d’activité des départements.