Ainsi, au sein des étudiants et des chercheurs en sciences humaines de l’ENS, les personnes qui avaient peu ou prou la possibilité d’utiliser l’internet étaient en nombre très réduit. On peut les décomposer en trois groupes —chacun de 10 à 15 personnes— assez éloignés les uns des autres: d’une part un noyau d’élèves littéraires et scientifiques, les tuteurs 42, qui avaient absorbé la majorité des gourous, très expérimentés en informatique. Mais à quelques exceptions près, ce réseau ne communiquait pas avec les enseignants.
Ensuite quelques laboratoires du CNRS, qui avaient des relations privilégiées avec les sciences exactes, comme le Delta et ses chercheurs souvent issus des mathématiques, ou l’ITEM, qui pratiquait déjà le dialogue avec des informaticiens 43, ou encore le laboratoire d’archéologie 44. Mais, à l’exception du Delta, les membres de ces laboratoires avaient peu de contact avec les enseignants et avec les élèves de l’ENS.
Enfin, au sein de l’École littéraire proprement dite, l’Atelier Internet offrait les conditions d’un dialogue interdisciplinaire entre chercheurs et élèves. Mais souvent, ses séminaires n’atteignaient une masse critique qu’avec l’apport de participants extérieurs à l’ENS.
Rétrospectivement, ces trois types d’expériences apparaissent fort timides: en 1996, les seuls serveurs de l’ENS littéraire se limitaient à celui des géographes et à celui des sciences sociales —qui ne publiait en fait que les activités connexes à celles de l’Atelier Internet.
En revanche, la grande majorité des personnes de l’École littéraire qui avaient une réelle culture en matière d’histoire et de sociologie de l’écriture ou de la lecture, et qui étaient impliquées dans des activités éditoriales, n’intervenait ni dans ces débats, ni dans les processus de production 45.
Le seul protocole de l’internet à avoir un minimum de succès était le courrier électronique. Mais quand l’ENS littéraire comprenait plus d’une centaine d’enseignants 46 en 1996, 23 d’entre eux possédaient une adresse électronique, et seulement 9 envoyaient en moyenne au moins un message par jour, ce qui est fort peu 47; certes, ces enseignants ne disposaient en moyenne que d’un ordinateur pour trois personnes, et rares étaient, hormis les NeXT, les machines connectées à l’internet. Sur ces dernières, les plus grands utilisateurs du courrier électronique étaient de fait des étrangers qui avaient demandé à profiter d’un confort électronique qui intéressait finalement assez peu ceux pour qui il avait été conçu.
De façon analogue, le nombre d’élèves littéraires qui rédigeaient en moyenne plus d’un courrier par jour, si l’on regroupe tous ceux qui avaient des comptes sur les divers serveurs 48 de l’ENS, ne dépassait pas la quarantaine.
Autrement dit, à la fin de 1996, plus de 90 % des élèves et des enseignants de l’ENS littéraire ne voyaient pas l’intérêt du courrier électronique, quand bien même ils en connaissaient l’existence.
Aussi, les personnes qui s’engageaient dans des explorations qui dépassaient le simple usage du courriel, en publiant des pages web et en développant une réflexion sur leurs pratiques, étaient-elles non seulement rares, mais surtout, elles ne disposaient même pas de la masse critique de collègues qui leur aurait permis d’organiser un débat dans un contexte plus large que leur propre cercle.
À l’opposé, la très grande majorité des personnes qui découvraient les ordinateurs et en acceptaient l’image commune de machine à écrire améliorée ne pouvaient concevoir que ces machines à produire du signe avec du signe puissent transformer un tant soit peu leurs pratiques. Elles s’inféodaient à des codages abscons, ne connaissaient pas l’internet, disposaient d’une très faible culture informatique, restaient —souvent isolées— dans leurs laboratoires traditionnels, et prenaient le risque de devenir rapidement illettrées 50.
Au sein de l’ENS littéraire, le laboratoire le plus institutionnalisé de telles pratiques était l’Atelier Internet, où se mettaient en place des enseignements et des programmes de recherche collectifs. C’est aussi là que s’élaborait une réflexion sur l’édition et la revue savante et sur l’incidence des techniques sur les processus intellectuels, les liens entre ces deux thématiques étant alors vaguement perçus, mais pas encore explicités.
C’est en ce sens que l’on peut comprendre le caractère interdisciplinaire de ce séminaire, comme il se prétendait être: non pas que ses participants désiraient aborder plusieurs disciplines 51; mais au contraire parce qu’ils comprenaient que les dispositifs d’écriture, tels qu’ils étaient transformés ou malmenés à l’occasion du développement de l’informatique et de l’internet, influaient sur les modes de fonctionnement implicites de nombreuses disciplines; et aussi parce que —osons le mot— la stupidité des arguments qu’ils rencontraient dans la presse écrite ou électronique les incitait, en bons serviteurs de la raison qu’ils étaient, à faire appel à des registres précis de l’histoire des techniques, de la sociologie, de la philosophie, ou simplement de l’informatique, pour contredire ces allégations qui allaient servir de socle aux religieux de toute sorte, détracteurs ou passionnés de l’internet.
En effet, l’expérimentation de l’internet invitait tout d’abord, à une difficile appropriation de la culture informatique, ce qui incitait, on l’a vu, au débat. Celui-ci, au départ orienté vers des questions techniques, s’élargissait vers les possibilités de travail scientifique que permet l’informatique (tris, comptages, graphes, etc.) et vers les conditions d’utilisation de ce travail (lecture, écriture, récolte d’informations). À partir de là, et avec des exemples concrets, se posait la question de « publiciser » les résultats scientifiques obtenus, qu’ils soient d’ordre méthodologique ou statistique.
Mais cette interdisciplinarité peut aussi être lue comme une rencontre entre des chercheurs de disciplines différentes qui avaient la double particularité de ne pas se satisfaire, ni des hiérarchies ni des démarches intellectuelles qui prévalaient au sein de leurs propres disciplines. En ce sens, leur désir d’interdisciplinarité signifie aussi le refus des vieilles frontières, des chapelles poussiéreuses, et des trop fortes dominations. Et il n’est pas étonnant que ce soient les enseignants, les chercheurs et les étudiants les plus marginaux qui se sont intéressés aux outils ici évoqués: les personnes trop à l’étroit intellectuellement dans une discipline, et aussi trop peu reconnues par leurs pairs, ne pouvaient qu’expérimenter ensemble —au moins sous forme de pari— les avantages et inconvénients de ce système d’écriture, dont ils savaient qu’on ne pouvait plus faire l’économie de son apprentissage.
Ils avaient découvert l’internet quand l’écrasante majorité de leurs collègues connaissait à peine l’informatique. Forts du soutien des informaticiens, leur appropriation efficace des ordinateurs les amenait à produire des résultats scientifiques qu’ils pouvaient publier sans attendre les contraintes de temps imposées aux impétrants. Leur apparition sur le « marché scientifique », au mépris des codes universitaires, se traduisait, sur un plan collectif, par une remise en cause des équilibres disciplinaires au sein de l’ENS. Par exemple, l’histoire et la géographie étaient valorisées aux dépens de la sociologie. Enfin, au travers de leurs analyses, ils concevaient l’internet comme un objet scientifique, et, pour s’affranchir de tous les faux débats et discours de comptoir à son sujet, développaient —certes inconsciemment— l’idée d’un coût d’entrée comme préalable à une compréhension rationnelle des enjeux de cet objet.
Ces oblats, qui jouaient si sérieusement avec la science et ses symboles, allaient vite être traités d’incapables et de fainéants.