3.4 L’informatique accusée

Quelques enquêtés détaillent bien en quoi les résistances de leurs collègues vis-à-vis de l’internet sont aussi rationnelles, témoignant d’un rejet d’une informatisation aussi peu pensée que prétendument indolore 2. Il s’ensuit deux types de peurs, non pas fantasmées mais bien légitimes, et ces inquiétudes (ou lassitudes) mettent en évidence le fait que, pour la majorité des universitaires l’internet est bien un élément de l’informatique.

Déjà, les réseaux tentaculaires ont mauvaise réputation: « crainte que le résultat n’engendre de nouvelles difficultés dans le travail (exemples de grands projets informatiques ‘foireux’ et médiatisés, comme celui de la BnF...) ». De telles défiances apparaissent aussi dans le domaine de la santé: « méconnaissance ou résistance face à l’informatique, mais également expérience des dysfonctionnements pouvant créer des situations très critiques en pratique médicale —je fais là plutôt allusion à la mise en réseau et à l’informatisation des services hospitaliers parfois bien laborieuse, avec des écueils tout de suite évidents et des bénéfices longtemps attendus ».

Ces témoignages s’inscrivent dans une mémoire collective qui va bientôt avoir 30 ans: à la fin des années 1970, la CNIL 3 a été fondée suite au débat engagé par les risques de liaison entre fichiers de la police et de la Sécurité sociale. Déjà l’informatique en réseau inquiétait. Ensuite, ce risque a été partiellement oublié 4, mais d’autres fiascos ont fait parler d’eux, comme par exemple le système de billetterie de la SNCF Socrate 5.

Ainsi, la méfiance des universitaires face à l’internet est-elle liée à la crainte de voir apparaître une nouvelle « usine à gaz ». Les premiers articles de la « presse sérieuse » au sujet de l’internet étaient très orientés, voire stupides 6. Or, les universitaires susceptibles d’avoir un pouvoir de décision n’avaient que la presse pour se faire une opinion sur l’internet: les spécialistes étaient rares, sinon peu écoutés. C’est ainsi que le réseau des réseaux pouvait être imaginé comme un (petit) réseau du type de ceux que l’on apprenait à exécrer en France.

À cette attitude dubitative face aux grands projets réticulaires, s’ajoutent les constats d’échec devant l’ordinateur individuel. Un enquêté rappelle l’état d’esprit de ses collègues: « ‘exalté’ pour les passionnés d’informatique et beaucoup de méfiance et de résistance face à l’outil informatique souvent vécu comme peu fiable, contraignant, une perte de temps chez les autres ». Ce qui renvoie aux conditions anarchiques de la diffusion des ordinateurs dans les années 1990: pendant longtemps, les budgets de recherche permettaient d’acheter des machines, mais pas d’embaucher du personnel; les effets de mode, puissamment orchestrés par une publicité tapageuse, ont été déterminants pour l’achat de machines et de logiciels coûteux et inefficaces.

On comprend alors mieux pourquoi des personnes énervées par les pannes et bugs du système de la BNF, mais aussi par le fonctionnement aberrant de leurs machines, aient pu émettre des doutes face aux discours prétendant que ces ordinateurs et leur mise en réseau puissent transformer structurellement leurs méthodes de travail.