L’écriture, puis la concentration d’objets écrits, ont des effets intellectuels considérables, et l’on voit comment code, support, et pratiques mentales sont étroitement liés: l’un ne détermine pas les autres. Mais l’on n’est pas pour autant dans un contexte de solitude. Les activités suscitées par la bibliothèque, comme par l’écrit en général, sont à la fois individuelles et collectives. Individuelles car elles renvoient à des mémorisations, des sélections, des organisations qui peuvent évidemment dépendre de la culture et de la personnalité de chacun. Collectives, car l’écriture est un moyen de communiquer, et, comme la langue, ne s’acquiert qu’au contact d’autrui. Mais aussi parce que l’activité éditoriale est parfois très physique: le commentaire de plusieurs rouleaux ne pouvait se faire sans la participation de cinq à dix personnes.
Ainsi, cet outillage mental ne se suffit pas de textes, de listes, de graphes, ni des opérations intellectuelles facilitées par ces objets. Il lui faut un terreau social pour se déployer: l’outillage mental d’Aristophane prend aussi appui sur l’ensemble des auteurs qu’il lit attentivement, sur ses collègues, ses visiteurs, et ses professeurs, comme Eratosthène à qui il succéda 21.
Dans sa relation à l’écrit, l’individu est plongé dans un collectif, qui est relativement restreint: son environnement proche (famille, amis); les classes primaires et leurs maîtres pour les enfants qui apprennent à lire et à écrire; les « collègues », morts ou vivants, proches ou lointains, pour les érudits d’Alexandrie ou les chercheurs actuels. A cet environnement social restreint, en ce sens qu’il ne met pas en jeu l’ensemble d’une société, et que nous appelons laboratoire, correspond une temporalité locale, associée à l’espace d’un individu: temps d’acquisition des connaissances, propre au développement intellectuel d’une personne, plus que chronologie.
Ainsi, le laboratoire est l’ensemble des personnes et des « instruments » sollicités pour mener à bien une démonstration scientifique 24. Si Bruno Latour va jusqu’à qualifier des chercheurs et des institutions comme l’INSEE d’instruments 25, nous n’utiliserons ce dernier mot que pour évoquer des objets inanimés. Ceux-ci intègrent évidemment les outils de la production écrite 26: livre, article, code, écran d’ordinateur, image de synthèse, etc. On a vu qu’on ne pouvait dissocier ces derniers de l’ensemble des procédures intellectuelles qu’ils permettaient.
Pour Bruno Latour, le centre de calcul et la bibliothèque sont des archétypes du laboratoire en tant qu’ils sont des lieux de concentration d’inscriptions commensurables les unes avec les autres 27, et il insiste sur leur fonction sociale: les rencontres imprévues, les dialogues débridés ont une part importante dans la production de la science. Christian Jacob rappelle qu’« on pourrait ainsi reconnaître dans Alexandrie l’un des prototypes de ces ‘centres de calcul’ » 28.
On peut alors donner un sens plus général au mot laboratoire: c’est le lieu du déploiement de l’outillage mental, c’est-à-dire de sa rencontre avec la collectivité nécessaire à son développement. Le laboratoire est l’ancrage social de l’outillage intellectuel. Sa temporalité est celle du groupe ou de l’individu.
Les modes d’organisation (politique et spatial) du laboratoire dépendent évidemment du contexte géographique et historique: aujourd’hui, en France, on conçoit avant tout le laboratoire comme un réseau de personnes (chercheurs, étudiants, techniciens, administratifs, etc.), d’objets (qui constituent souvent des nœuds du réseau, puisque l’on s’agrège autour d’eux, comme on le fait autour d’un écran d’ordinateur ou à l’entrée d’une bibliothèque) et de méthodes qui permettent l’élaboration d’un travail intellectuel. L’allusion de plus en plus fréquente au « laboratoire hors les murs » et de sa variante « collaboratoire » 29, à la fois corollaires d’une mise en réseau de plus en plus serrée des chercheurs (avec l’internet, mais tout simplement avec le rétrécissement du monde) et d’une volonté politique d’investir de moins en moins d’argent dans la construction de lieux scientifiques, pourrait faciliter la critique face aux métaphores géographiques précédemment évoquées: le laboratoire est-il un lieu ou un réseau? L’un et l’autre: les érudits n’ont pas attendu le XXe siècle pour voyager et pour entretenir des correspondances. Les scribes égyptiens usaient déjà de ce système d’échange 30 en 2250 av. J.-C. Pour les lettrés de l’Écosse du XIe siècle, la norme était le nomadisme entre les divers laboratoires qu’étaient les bibliothèques monastiques 31. Même s’il est souvent concrétisé par un lieu, lui-même nœud d’un réseau, le laboratoire est en fait la condition de possibilité de la rencontre du social et du cognitif. A ce titre donc, tout l’outillage mental de l’historien solitaire, incluant la lampe de son bureau 32, son ordinateur, ses lectures, sa connaissance précise d’archives disséminées en Europe, son réseau social 33, et lui-même constituent son « laboratoire ». Suivant les formes de la production scientifique, des souris, des molécules d’ADN, des textes, ou même des êtres humains peuvent faire partie du laboratoire. Ainsi, l’anthropologue fait-il partie intégrante de son laboratoire, qui ne se limite pas à son « terrain » et à ses instruments 34.
Il faut signaler une acception récente du mot laboratoire, dont on pourrait penser qu’elle se rapproche de notre définition, mais qui nous semble trop large: des sociologues comme Paul Bernard décrivent la société québécoise comme un « laboratoire en grandeur nature », notamment grâce aux possibilités qu’offre aujourd’hui l’agrégation des bases de données informatisées des divers ministères 35 (santé, éducation, etc.). C’est aussi à cette conception du laboratoire que pense Jean-François Abramatic dans son rapport au secrétariat d’État à l’industrie sur le « développement technique de l’Internet » 36: « en ce qui concerne le cas particulier de la recherche en sciences et technologies de l’information, en plus d’être un formidable outil de travail, l’internet est un remarquable sujet d’études et un laboratoire d’expérimentation en grandeur réelle absolument unique ». Dans les deux cas, il est clair que les auteurs sont persuadés que les processus d’écriture permis par l’informatique et l’internet permettent d’analyser —de lire, voudrait-on dire— une société tout entière, dans laquelle ils s’incluent naturellement. Pour eux, l’internet est un élément supplémentaire du laboratoire du chercheur, tant par ses effets sociaux de mise en réseau que par ses effets intellectuels, en permettant d’autres manipulations de l’écrit.
Cependant, le changement d’échelle induit par cette dernière conception du laboratoire nous fera préférer notre définition, à la fois étroite et large: étroite, parce qu’associée à un réseau social de taille réduite; large, parce que son statut de condition de possibilité de déploiement de l’outillage intellectuel ne limite pas le champ d’application du laboratoire à un groupe d’érudits.
L’écriture est donc une technique qui se confond avec l’outillage mental en tant qu’elle associe codes, supports et procédures mentales. Parmi celles-ci, certaines sont apprises, d’autres inventées, toutes s’oublient, se réorganisent et se transmettent à la fois, dans des cadres sociaux et temporels restreints que nous appelons laboratoires, même si l’on met surtout en avant les institutions, comme l’école. Mais ces dernières appartiennent à une autre temporalité. On peut néanmoins décrire ce second régime d’interaction sociale.
Si, au début, « l’écrit ne fige pas la pensée, il la dynamise » 37, au fil du temps, l’exploitation des sources finit par créer une langue qui se dissocie complètement de l’oralité, « qui cultive souvent l’obscurité, l’archaïsme ou la forme rare, et qui resémantise avec délectation des mots épinglés dans les collections lexicographiques » 38. Plus généralement, l’écriture limite aussi la créativité et la liberté d’expression 39; les procédures d’apprentissage et d’érudition portent en elles les germes de pratiques sociales figées, routinisées, où le lettré, qu’il soit scribe, prêtre ou juriste, tire son pouvoir de ses connaissances et de sa maîtrise technique, où l’obligation de référence aux textes du passé réduit la dynamique intellectuelle; il s’ensuit une résistance à l’évolution qui porte en elle les germes de révolutions, au moins linguistiques 40.
On reconnaît là un phénomène typique de toute technique: suivant les modalités de son appropriation sociale, elle apparaît dynamisante ou source de régression. Ceci est d’autant plus clair dans ce contexte que la capacité de l’écriture à valoriser certains usages de la psyché la propulsent au centre des relations de pouvoir.
Et les statuts des experts s’imposent très tôt: celui de l’auteur, de l’écrivain —même quand ce dernier, comme Homère, est virtuel—, suivi de celui de l’éditeur, « intermédiaire entre l’auteur, le texte et les lecteurs » 41 —et inventeur des pictogrammes—, dont les choix vont engendrer autant de commentaires que la variété des textes qu’il a sélectionnés, éliminés, organisés. Statut du libraire, qui prend en charge à la fois la copie et la vente des textes des auteurs, ces derniers étant souvent ses amis 42.
Mais la construction de tels archétypes s’étend aussi au livre et au texte.
Le livre diffusé acquiert vite un statut de marchandise. Pour assurer sa vente, on en fait la publicité par voie de prospectus, et l’on va même jusqu’à en mettre des extraits en circulation 43. Le texte, centre névralgique de ce triplet instrument/code/pensée, gagne ou perd sa légitimité au fil du temps: l’éditeur et l’auteur contribuent à l’obsolescence des livres qui leur servent à en faire de nouveaux, ce qui reconstruit et réordonne le patrimoine culturel. Et ce travail critique, cette volonté de synthétiser produisent à leur tour d’autres effets intellectuels, qui —on l’a vu— vont s’enraciner dans toute une série de pratiques, plus ou moins codifiées, avec une invocation complexe des « autorités » choisies parmi les auteurs du passé pour asseoir la légitimité d’un nouveau traité 44.
Ainsi se construisent des statuts sociaux, des formes littéraires, des normes, qui se diffusent dans un espace social et géographique bien plus large que le laboratoire, et qui pourra s’étendre jusqu’à la totalité de l’Empire romain. Cette seconde temporalité, certes plus lente, mais surtout « délocalisée » par rapport à l’individu, est à distinguer de la première: appliquée à une société tout entière (ou à plusieurs), elle génère des effets proprement structurels.
Et donc, même si l’on néglige ici l’usage de l’écriture dans l’administration en se limitant aux pratiques intellectuelles, on mesure à quel point ses aspects proprement matériels, sociaux, intellectuels et politiques se combinent et s’entrelacent: Aristote est censuré au XIIe siècle 45; à cette époque, le code se simplifie, et la lecture peut redevenir silencieuse 46. Les encyclopédies (ré)apparaissent, et les universités se multiplient dans le Nord de l’Europe tandis qu’à Florence, en 1334, un enfant sur deux apprend à lire 47. Au renouveau de l’écrit est associé un renouveau des savoirs. Deux siècles plus tard, l’orthographe du français se stabilise, principalement sous l’influence des imprimeurs... hollandais: si Geoffroy Tory est à l’origine du ç, « Le j et le v, ainsi que les accents aigus et circonflexes remplaçant les s superflux devinrent plus communs dans leurs impressions, qui pénétrèrent à flots en France même. Ils contribuèrent donc largement à accoutumer les lecteurs à ces innovations » 48. La Réforme protestante facilite le développement de l’instruction en même temps qu’elle permet d’échapper à la « tyrannie de Rome » 49. Paralèllement, la Bible de Luther fixe la langue allemande.
Pour ne citer que deux exemples, on rappellera que l’invention de la presse à imprimerie s’interprète plus comme le résultat d’une exigence intellectuelle que comme la cause d’un nouvel humanisme 50, même si, bien sûr, elle aura aussi des effets intellectuels, mais inattendus. Par exemple, cette invention n’eut aucune influence sur le code et la transcription même de l’écriture: « [le propos de Gutenberg] était qu’on ne puisse pas déceler son intervention et qu’on prenne chacun des exemplaires de sa Bible pour un manuscrit » 51. On se souviendra aussi de l’importance des logiques économiques et politiques sur la psyché et la culture: les préoccupations industrielles et commerciales ont plus contribué à la stabilisation de l’orthographe du français que les serviteurs de l’Académie française appointés par Richelieu 52; le succès littéraire des écrivains français du XIXe siècle (Chateaubriand, Victor Hugo, Dumas, Lamartine, Balzac, etc.) doit beaucoup à l’introduction de la publicité dans les journaux par Émile de Girardin en 1836 53.
Ainsi, pouvons-nous définir l’outillage mental généralisé, d’un groupe ou d’un individu, comme la réunion de son outillage mental et de son laboratoire, dans une temporalité à l’échelle de l’homme. Mais l’ensemble de référence des outillages mentaux généralisés ne peut être appréhendé alors que dans une autre temporalité, à l’échelle de l’histoire et de la société. Apparaissent alors des enjeux complexes —culturels, politiques, religieux, économiques. Pour analyser ces derniers, au regard de l’histoire de l’écriture et de nos activités intellectuelles et sociales, nous reprendrons le concept de « technique de l’intellect » défini par Jack Goody 54. Celle-ci définit un régime d’interaction « extérieur à l’acteur », où les notions de matérialité et d’esprit intérieur perdent de leur sens au profit d’un plongement des hommes dans l’univers entier de l’écriture, de ses instruments, de ses artisans.
Cependant, une telle conception est très rarement partagée dans le monde des sciences humaines des XXe et XXIe siècles.