Telle serait une première vertu du système de signes et de sa permanence.
Mais il peut aussi avoir une influence plus directe sur la manière de penser. Dans le cas limite du phénoménologue Husserl, qui, pour poser plus vite ses idées sur le papier, utilisait un système dérivé par ses soins de la sténographie Gabelsberger, au point qu’il est presque impossible à déchiffrer 4, on assiste à une « forme spécifique d’écriture pensante » 5: la césure entre signe et processus intellectuel devient floue. Dans un contexte plus collectif, le choix des signes transforme les représentations: Jean-Pierre Vernant explique ce que la prouesse de Clystène, qui instaure la démocratie à Athènes, doit au rationalisme géométrique, et comment l’adoption d’un système décimal casse la tradition politique ionienne; elle permet d’homogénéiser le temps civique —qui se distingue du temps religieux—, mais aussi l’espace. Émerge alors une rationalité qui va se traduire dans l’organisation d’une cité désormais gouvernée par le principe d’isonomie, qui fait de chaque citoyen le membre d’une communauté d’égaux 6.
L’existence et le type du code 7 ont donc des conséquences importantes sur l’organisation de la pensée, solitaire comme collective, et elle-même contribue à remodeler le système de signe sur lequel elle s’appuie.
Le support a une incidence sur le code graphique. L’écriture serrée des papyrus, mais aussi leur disposition physique, invitent à imaginer des pictogrammes: pour commenter, critiquer des passages répétitifs ou contradictoires dans un même rouleau, repérer des graphies peu courantes, signaler une altération par rapport à un texte considéré comme original, voire une citation ou une analyse criticable. Les « bibliothécaires » d’Alexandrie ont fini par multiplier en marge des textes une série de plus en plus complexe de signes au fur et à mesure des lectures.
Mais l’instrument oriente aussi la dynamique de la pensée: « [Avec le volumen,] la matérialité du livre et les contraintes de son maniement affectent les modalités d’appropriation du texte, le processus de construction du sens, et ceci est d’ailleurs vrai pour le livre manuscrit, imprimé ou affiché sur l’écran d’un ordinateur » 8. La localisation des 490 000 rouleaux de papyrus de la bibliothèque d’Alexandrie, conçue par une autorité politique pour être un « dépôt de livres » sans public, dans diverses salles thématiques, elles-mêmes organisées suivant une représentation de l’œkoumène, les procédures de rangement physique des rouleaux sur des étagères, ont engendré autant de catégories conceptuelles qui sont à l’origine de nos disciplines actuelles.
Et plus près de nous, la transcription écrite, puis la comparaison de mythes oraux comme celui du Bagré étaient quasiment irréalisables avant la diffusion du magnétophone, outil indispensable de l’anthropologue.
Ces exemples prouvent que les constituants les plus matériels de l’écriture contraignent notre système de signes comme notre pensée.
Sans pour autant confondre les trois pôles de l’écriture, on peut maintenant prendre un peu de recul pour évaluer leurs effets sociaux et culturels. Déjà, les indices inscrits en marge du texte, qui parfois étaient très personnalisés, s’intégraient dans la culture des lecteurs de ces papyrus 9 annotés, qui pouvaient commenter ces décisions éditoriales. La complétion du code graphique, grâce à la mémoire et à l’évocation du signe, créait un réel tissu hypertextuel dont les fils reliaient les textes entre eux.
Christian Jacob montre comment cette combinatoire des supports et des codes génère toute une série d’opérations mentales, qui ont évidemment une grande influence sur la façon dont les savoirs sont organisés, présentés, voire oubliés: « cette accumulation va induire des effets intellectuels particuliers, fonder des pratiques érudites de lecture et d’écriture, et une manière savante de gérer la mémoire de l’humanité » 10.
Tout d’abord se construisent des listes. Pour s’approprier l’espace de la bibliothèque, il incombe aux savants un travail de classement (repérer, archiver, ordonner) qui se complète vite par un travail d’édition, de commentaire. Les lexiques, organisés suivant divers critères, plus ou moins rationnels, « constituent une constante de l’érudition alexandrine » 11.
Jack Goody montre en quoi ces catégories qui peuvent sembler parfois vaines ou gratuites s’intègrent dans des techniques « cognitives » 12, et que le mot, la liste, le tableau, la matrice, ne sont pas des inventions récentes d’informaticiens peu motivés par le sens des mots. Pour lui, un « mot » est un « logogramme » enfermé dans une case ou sous une rubrique, un « terme linguistique sorti de son contexte » 13. Le plus important est que cette dissociation entre la forme graphique, qui ne se distingue de sa voisine que par une absence (par exemple notre « espace » dans l’imprimé), et son sens, s’est toujours réalisée dès qu’il y a eu apparition de l’écriture, et de façon majoritaire, quand bien même ces séparateurs n’étaient pas visualisés 14. Au final , « ce qui est significatif dans l’emploi de la langue dans les premiers systèmes d’écriture est qu’une grande partie présente une structure syntaxique très différente du discours parlé » 15. En d’autres termes, l’écriture permet une combinatoire qui décontextualise les mots, qui les objective et les sépare de leur sens, et une telle opération produit à son tour du sens.
L’activité intellectuelle modifie donc le système graphique. Cela se rencontre fréquemment en mathématiques, mais aussi dans des situations plus classiques: les accents et les esprits grecs, chers aux antiquisants contemporains, n’apparaissent qu’au Ier siècle après JC, 600 ans après le siècle de Périclès, « sous l’influence des éditeurs de textes des bibliothèques alexandrines » désireux d’en faciliter la lecture à leur public 17. Elle incite aussi à modifier la structure du livre, comme on l’a vu avec l’introduction de l’index 18.
Au final, les objets matériels qui interviennent dans le processus d’écriture, les savoir-faire liés à la manipulation de ces objets, l’organisation de raisonnements, la mise en place de concepts, leur classification, ne sont pas distinguables: de multiples allées et venues, trop souvent oubliées, font que l’écriture, instrument indispensable au développement de l’activité intellectuelle, apparaît comme une technique, et que la césure communément proposée entre l’une et l’autre ne peut être qu’artificielle. Ceci dit, nous reconnaissons que dans le choix de nos propres mots et catégorisations, nous subissons l’effet d’un cadre de pensée vieux de plusieurs siècles, dont nous avons du mal à nous déprendre, certainement parce que trop peu d’érudits ont défriché ces interactions. Or, la compréhension de ces dernières nous semble essentielle pour comprendre les formes et les incidences de l’écriture informatique.
Aussi, à la fois pour tenir compte des contraintes de notre vocabulaire, et pour ne pas trop rompre avec l’histoire de nos concepts, nous proposons une première définition: on appellera outillage mental (ou appareillage intellectuel) la somme et la variété des objets qui nous permettent d’organiser notre pensée. Jean-Pierre Vernant parle d’outillage conceptuel 19, Christian Jacob d’outillage intellectuel 20.