NEF - Le Livre 010101 de Marie Lebert - 1993-2003

Le Livre 010101 (2003)
Tome 1 (1993-1998)
1. Les débuts de l'internet

En 1998, l’internet fait désormais partie de notre vie quotidienne, grâce au développement rapide du web suite à l’apparition du premier logiciel de navigation en novembre 1993. D’après le Computer Industry Almanach, document de référence sur l'évolution du cyberespace, le nombre d’usagers se chiffre à 100 millions à la fin de 1997, avec un million de nouveaux utilisateurs chaque mois. Ce nombre devrait rapidement être multiplié par trois, pour atteindre 300 millions d’internautes en l'an 2000.

1.1. Chiffres et éléments techniques
1.2. Un outil de diffusion
1.3. Info-riches et info-pauvres


1.1. Chiffres et éléments techniques

L’internet

Apparu en 1974 et en fort développement depuis 1983, l’internet est défini comme un ensemble de réseaux commerciaux, réseaux publics, réseaux privés, réseaux d’enseignement, réseaux de services, etc., qui opèrent à l’échelle planétaire. Outre le World Wide Web, plus communément appelé web, l’internet inclut de nombreux services: courrier électronique, forums de discussion, IRC (internet relay chat), visioconférence, etc. L’internet offre des ressources sans précédent dans les domaines de l’information, de la communication et de la diffusion, et ces ressources augmentent de manière spectaculaire d'une année sur l'autre.

Après avoir été un phénomène expérimental enthousiasmant quelques branchés, l’internet envahit le monde au milieu des années 1990. Les signes cabalistiques des adresses web fleurissent peu à peu sur les livres, les magazines, les affiches et les publicités, sans parler de tous les produits qu’on achète au supermarché. En 1999, on nous promet pour bientôt l’internet dans tous les foyers. On parle de mariage de l’ordinateur et de la télévision avec écrans interchangeables ou intégrés, et d'accès à l’internet par le même biais que la télévision câblée.

Une autre preuve tangible de l’invasion de l’internet dans notre vie quotidienne est que sa majuscule d’origine tend peu à peu à s’estomper. Internet - qui était encore une planète à part voici peu de temps - est peu à peu remplacé par l’internet, avec un "i" minuscule. De nom propre il devient nom commun, au même titre que l’ordinateur, le téléphone ou le fax. La même remarque vaut pour le World Wide Web, qui devient tout simplement le web.

Les paragraphes qui suivent ne se veulent en aucune manière une présentation complète de l’internet. Les ouvrages abondent dans ce domaine. On en trouvera une sélection dans la liste de documents imprimés située à la fin de ce livre. Le but de ces quelques pages de présentation est seulement de situer l’internet pour une meilleure compréhension du sujet, à savoir les changements apportés par ce nouveau médium dans le monde du livre. De même, on utilise les termes techniques uniquement quand c’est indispensable, et ceux-ci sont systématiquement expliqués dans le corps du texte et dans le glossaire. Etant assez critique à l’égard des informaticiens employant un langage hermétique compris d’eux seuls alors qu’ils sont censés se faire comprendre du grand public, on a tenté d’éviter de tomber dans les mêmes travers.

En ce qui concerne le vocabulaire de l’internet, on a choisi autant que possible l’équivalent français d’un terme anglais quand celui-ci existe. Mais - que les défenseurs inconditionnels de la langue française nous pardonnent - on utilise aussi quelques termes résolument anglophones parce que tout simplement intraduisibles si on veut que le texte reste compréhensible. On a également tenté d’éviter le ridicule. Par exemple, CD-Rom reste CD-Rom - orthographe utilisée entre autres par Libération et Le Monde - et non cédérom, comme le préconise l’Académie française. CD-Rom étant l’acronyme de: compact disc – read only memory, il n’y a aucune raison de le franciser.

Le web

C’est le World Wide Web qui rend l’internet très populaire et qui permet sa progression rapide. Plus communément appelé web, ou encore WWW ou W3, le World Wide Web est conçu par Tim Berners-Lee en 1989 au CERN (Laboratoire européen pour la physique des particules) à Genève. Mis au point en 1990, le web devient opérationnel en 1991. Il révolutionne la consultation de l’internet en permettant la publication de documents utilisant le système hypertexte, à savoir un ensemble de liens hypertextes reliant les documents textuels et visuels entre eux au moyen d’un simple clic de souris. Désormais interactive, l’information devient beaucoup plus attractive.

Le web est très postérieur à l’internet, réseau informatique global créé en 1974 et connectant gouvernements, sociétés, universités, etc., depuis 1983. Même si, improprement, on les considère souvent comme synonymes, le web n’est qu’un des secteurs de l’internet, qui englobe de nombreux autres services: courrier électronique, forums de discussion, visioconférence, FTP (file transfer protocol), IRC (internet relay chat), Telnet (terminal network protocol), etc.

Le web bénéficie logiquement de l’infrastructure de l’internet, en commençant par les Etats-Unis. C’est la raison pour laquelle ce pays a quelques longueurs d’avance sur le reste du monde. On se plaint souvent de l’hégémonie américaine alors qu’il s’agit surtout d’une avance technique. Comme on le verra plus loin, malgré tous les efforts des dinosaures politiques et commerciaux, il est difficile à quelque organisme que ce soit de mettre la main sur le web. C’est ce qui fait sa force.

Un site web est souvent constitué d’un ensemble de pages se déroulant à l’écran et reliées entre elles par des liens hypertextes, en général soulignés et d’une couleur différente de celle du texte. Grâce à un simple clic, l’utilisateur est renvoyé soit à une autre partie de la page web, soit à une autre page du même site, soit à un autre site. Cette interactivité s’accroît encore grâce à la possibilité de liens hypermédias permettant de relier des textes et des images avec des graphiques, des vidéos ou des bandes sonores.

A la question de Pierre Ruetschi, journaliste à la Tribune de Genève: "Sept ans plus tard, êtes-vous satisfait de la façon dont le web a évolué?", Tim Berners-Lee, son créateur, répond en décembre 1997 que, s’il est heureux de la richesse et de la variété de l’information disponible, le web n’a pas encore la puissance prévue dans sa conception d’origine. Il aimerait "que le web soit plus interactif, que les gens puissent créer de l’information ensemble", et pas seulement consommer celle qui leur est proposée. Le web doit devenir un véritable "média de collaboration, un monde de connaissance que nous partageons".

Si le web doit devenir plus créatif, la solidarité entre internautes est déjà effective. Christiane Jadelot, ingénieure d'études à l'INaLF-Nancy (INaLF: Institut national de la langue française), relate en juin 1998: "J'ai commencé à utiliser vraiment l'internet en 1994, je crois, avec un logiciel qui s'appelait Mosaic. J'ai alors découvert un outil précieux pour progresser dans ses connaissances en informatique et linguistique, littérature... Tous les domaines sont couverts. Il y a le pire et le meilleur, mais en consommateur averti, il faut faire le tri de ce que l'on trouve. J'ai surtout apprécié les logiciels de courrier, de transfert de fichiers, de connexion à distance. J'avais à cette époque des problèmes avec un logiciel qui s'appelait Paradox et des polices de caractères inadaptées à ce que je voulais faire. J'ai tenté ma chance et posé la question dans un groupe de News approprié. J'ai reçu des réponses du monde entier, comme si chacun était soucieux de trouver une solution à mon problème!"

Les navigateurs

Si le web est opérationnel dès 1991, il ne se popularise vraiment qu’à partir de novembre 1993, suite à l’apparition du premier navigateur, Mosaic, développé par une équipe du National Center for Supercomputing Applications (NSCA, Etats-Unis) et distribué gratuitement sur le réseau.

Début 1994, une partie de l’équipe de Mosaic crée la Netscape Communications Corporation pour commercialiser un nouveau logiciel sous le nom de Netscape Navigator. Il est suivi en 1995 d'un deuxième navigateur, l’Internet Explorer de Microsoft. Lancé en 1996, un troisième logiciel de navigation, Opera, combine les avantages des deux grands navigateurs du marché tout en étant beaucoup plus léger, stable et rapide.

De par leur complexité, les adresses web sont souvent difficiles à retenir. Les navigateurs intègrent donc une fonction permettant la gestion de favoris, également appelés signets. Ces favoris permettent à chacun de constituer son propre répertoire de sites web sans devoir relancer une recherche ou bien retaper entièrement l’adresse pour chaque consultation.

Annuaires et moteurs de recherche

Le web se développant rapidement, un système de classement devient vite indispensable. On assiste à l’apparition d’annuaires, avec classement des sites par le cerveau humain, et de moteurs de recherche, avec gestion totalement informatisée.

L’annuaire le plus utilisé est Yahoo!, acronyme de: Yet Another Hierarchical Officious Oracle! Créé en 1994 par deux étudiants de l’Université de Stanford (Californie) pour recenser les sites web et les classer par thèmes, Yahoo! devient rapidement une institution. Divisé en 63 grandes catégories, il comprend notamment des secteurs sur les bibliothèques, les bibliothèques numériques, les textes électroniques, etc. Consultable en anglais, allemand, coréen, français, japonais, norvégien et suédois, Yahoo! travaille de concert avec le moteur de recherche AltaVista. Quand une recherche ne donne pas de résultat sur l’un, elle est automatiquement aiguillée sur l’autre. De plus, depuis la fin 1998, l’utilisateur peut personnaliser sa page d’accueil en utilisant Mon Yahoo!

Les moteurs de recherche permettent de lancer une requête dans de gigantesques bases de données entièrement automatisées. Le moteur de recherche le plus utilisé, AltaVista, est disponible dans quatorze langues, dont le français. La recherche par sujets est possible dans AltaVista Subject Search, une fonction qui sera plus tard intégrée dans la page d’accueil.

La connexion au réseau

En 1998, le seul véritable point faible du web, ce sont les délais d’attente imprévisibles nécessaires pour se connecter à son fournisseur d’accès à l’internet (FAI). Ces délais mettent les nerfs de l’internaute pressé à rude épreuve et devraient être résolus à plus ou moins long terme. Après avoir été un véritable périple initiatique, se connecter pour la première fois au réseau devient plus facile que par le passé (avec l’iMac par exemple), les constructeurs prenant enfin en considération le fait que les usagers ne sont pas tous des professionnels de l’informatique. Une fois qu’on est connecté, naviguer sur le web demande également de la patience, le chargement rapide des pages web étant encore du domaine de l’avenir, surtout pour les sites comportant des images. L’usager peut toutefois être confiant, puisque ces quelques problèmes devraient disparaître dans les prochaines années. "Il a fallu inventer la hache de pierre avant de construire la Tour Eiffel", écrit à juste titre Jean-Paul, internaute convaincu, en juin 1998.

Pour le moment, le plus souvent, un particulier se connecte à l’internet par le biais d’un modem branché sur sa ligne de téléphone. Ce modem permet de transformer les données numériques de l’ordinateur en données analogiques pouvant être transmises par les fils de cuivre de la ligne téléphonique, et inversement. La ligne de téléphone constitue une bande passante étroite, le débit ne dépassant pas 33,6 puis 56 Kbps (kilobits par seconde).

A la bande passante étroite succéderont la bande passante moyenne (comme le RNIS) puis la bande passante large (comme l’ADSL), qui éviteront les délais de connexion et permettront un chargement rapide des images. D’ores et déjà, la carte RNIS (réseau numérique à intégration de services) autorise une transmission rapide des données par le câble du téléphone, parallèlement à la transmission de la voix et du fax. Le procédé ADSL (asymmetric digital subscriber line) utilise également le câble du téléphone, avec une technologie différente et un débit de transmission supérieur au RNIS.

Aux traditionnels câbles métalliques succèdent les câbles en fibres optiques, qui permettent la transmission des données à très haut débit. Ces câbles utilisent la technologie ATM (asynchronous tranfer mode), un protocole pouvant transmettre tout type d’information, y compris la voix et la vidéo, par l’acheminement indépendant de cette information fragmentée en de multiples paquets et reconstituée à l’arrivée pour recomposer l’information initiale, le tout dans un délai infime.

Dans leur livre Cyberplanète: notre vie en temps virtuel (paru en 1998 aux éditions Autrement), Philip Wade et Didier Falkand indiquent que les Etats-Unis installent 6.000 kilomètres de câbles en fibres optiques par jour. La tâche est telle que, à ce rythme, il leur faudra 890 ans et 700 milliards de dollars d'investissement pour remplacer toutes les lignes de téléphone classiques. Pour une opération similaire, le Japon aura besoin de quinze ans et 500 milliards de dollars.

Pour permettre des échanges de données rapides sans câblage, on envisage d’installer des satellites en orbite basse d’ici 2005. Situés à moins de 2.000 km d'altitude, ces satellites auront un temps de réponse de vingt millisecondes, correspondant à celui d’un câble en fibres optiques. En 1998, plusieurs programmes de recherche sont en cours, dont le programme européen Skybridge et les programmes américains Celestru et Teledesic.

Techniquement parlant, on s’interroge souvent sur le retard de l’Europe par rapport aux Etats-Unis. Qu’en pense Tim Berners-Lee, le créateur du web? Interviewé en décembre 1997 par Pierre Ruetschi, journaliste à la Tribune de Genève, il répond en expliquant l’avance des Etats-Unis par les gros investissements faits par le gouvernement. Il insiste aussi sur l’avance technologique de l’Europe dans d’autres domaines connexes, par exemple le minitel, les cartes à puce et les téléphones cellulaires.


1.2. Un outil de diffusion

Le développement de l’internet

Sur le site de l’Internet Society (ISOC), organisme professionnel international coordonnant le développement du réseau, le document A Brief History of the Internet propose de l’internet une triple définition. L’internet est: a) un instrument de diffusion internationale, b) un mécanisme de diffusion de l’information, c) un moyen de collaboration et d’interaction entre les individus et les ordinateurs, indépendamment de leur situation géographique.

Selon ce document, bien plus que toute autre invention (télégraphe, téléphone, radio ou ordinateur), l’internet révolutionne de fond en comble le monde des communications. Il représente un des exemples les plus réussis d’interaction entre un investissement soutenu dans la recherche et le développement d’une infrastructure de l’information, tous deux l’objet d’un réel partenariat entre les gouvernements, les industries et les universités.

Sur le site du World Wide Web Consortium (W3C), Bruce Sterling décrit pour sa part le développement spectaculaire de l’internet dans Short History of the Internet. L’internet se développe plus vite que les téléphones cellulaires ou les télécopieurs. En 1996, sa croissance est de 20% par mois. Le nombre des machines ayant une connexion directe TCP/IP (transmission control protocol / internet protocol) a doublé depuis 1988. D’abord présent dans l’armée et dans les instituts de recherche, l’internet déferle dans les écoles, les universités et les bibliothèques, et il est également pris d’assaut par le secteur commercial.

Bruce Sterling s’intéresse aussi aux raisons pour lesquelles on se connecte à l’internet. Une des raisons essentielles lui semble être la liberté. L’internet est un exemple d’"anarchie réelle, moderne et fonctionnelle". Il n’y a pas de société régissant l’internet. Il n’y a pas non plus de censeurs officiels, de patrons, de comités de direction ou d’actionnaires. Toute personne peut parler d’égale à égale avec une autre, du moment qu’elle se conforme aux protocoles TCP/IP, des protocoles qui ne sont pas sociaux ou politiques mais strictement techniques.

L’internet est aussi une bonne affaire commerciale. Contrairement à la téléphonie traditionnelle, il n’existe pas de frais longue distance. Et, contrairement aux réseaux informatiques commerciaux, il n’existe pas de frais d’accès, excepté l’abonnement pour se connecter. En fait, l’internet, qui n’existe même pas officiellement en tant qu’entité, n’a pas de facturation propre. Chaque fournisseur d’accès internet (FAI) est responsable de ses propres machines et de ses propres connexions.

Les internautes constituent toutefois une véritable communauté représentée par plusieurs organismes internationaux, par exemple l’Electronic Frontier Foundation (EFF), l’Internet Society (ISOC) et le World Wide Web Consortium (W3C).

Fondée en 1990, l’Electronic Frontier Foundation (EFF) est un organisme de défense des libertés civiles qui oeuvre dans l'intérêt public pour protéger le respect de la vie privée, la liberté d’expression, l’accès en ligne de l’information publique et la responsabilité civile dans les nouveaux médias.

Fondée en 1992, l’Internet Society (ISOC) est un organisme professionnel international non gouvernemental qui rassemble divers groupes d'intérêt afin de coordonner et promouvoir le développement du réseau. L’ISOC est dirigée par Vinton Cerf, souvent appelé le père de l’internet parce qu’il est l’inventeur du protocole TCP/IP, à la base de tout échange de données.

Fondé en 1994, le World Wide Web Consortium (W3C) est un consortium industriel international qui développe les protocoles communs nécessaires à la croissance du web. Dirigé par Tim Berners-Lee, l’inventeur du World Wide Web, il réunit les entreprises qui comptent dans le monde de l’internet.

L’internet et les autres médias

L’internet est-il un concurrent direct de la télévision et de la lecture? Au Québec, un sondage réalisé en mars 1998 par l’institut Som pour le compte du magazine Branchez-vous! 30,7% de la population est connectée à l’internet. 28,8% des Québécois connectés regardent moins la télévision qu’avant. Par contre, seuls 12,1% lisent moins, ce qui, d'après le cybermag Multimédium, est "plutôt encourageant pour le ministère de la Culture et des Communications qui a la double tâche de favoriser l'essor de l'inforoute et celui... de la lecture!"

Lors d'un entretien en janvier 1998 avec Annick Rivoire, journaliste à Libération, Pierre Lévy, philosophe, explique que l’internet va contribuer à la fin des monopoles: "Le réseau désenclave, donne plus de chance aux petits. On crie "ah! le monopole de Microsoft", mais on oublie de dire que l'internet sonne la fin du monopole de la presse, de la radio et de la télévision et de tous les intermédiaires."

Fondateur de l'Internet Society (ISOC), Vinton Cerf insiste régulièrement sur le fait que l’internet relie moins des ordinateurs que des personnes et des idées. Il explique aussi: "Le réseau fait deux choses (...): comme les livres, il permet d'accumuler de la connaissance. Mais, surtout, il la présente sous une forme qui la met en relation avec d'autres informations. Alors que, dans un livre, l'information est maintenue isolée."

C’est ce que Pierre Lévy définit comme l’intelligence collective: "Les réseaux permettent de mettre en commun nos mémoires, nos compétences, nos imaginations, nos projets, nos idées, et de faire en sorte que toutes les différences, les singularités se relancent les unes les autres, entrent en complémentarité, en synergie."

D'après Timothy Leary, autre philosophe adepte du cyberespace, le 21e siècle verra l’émergence d’un nouvel humanisme, dont les idées-force seront la contestation de l’autorité, la liberté de pensée et la créativité personnelle, le tout soutenu et encouragé par la vulgarisation de l’ordinateur et des technologies de la communication. Dans son livre Chaos et cyberculture (publié en 1997 aux éditions du Lézard), il écrit: "Jamais l’individu n’a eu à sa portée un tel pouvoir. Mais, à l’âge de l’information, il faut saisir les signaux. Populariser signifie 'rendre accessible au peuple'. Aujourd’hui, le rôle du philosophe est de personnaliser, de populariser et d’humaniser les concepts informatiques, de façon à ce que personne ne se sente exclu."

Lors d'une entrevue accordée en automne 1997 à François Lemelin, rédacteur en chef de L'Album (qui est la publication officielle du Club Macintosh de Québec), Jean-Pierre Cloutier, auteur des Chroniques de Cybérie, explique: "Je crois que le médium (l’internet, ndlr) va continuer de s'imposer, puis donner lieu à des services originaux, précis, spécifiques, quand on aura trouvé un modèle économique de viabilité. (...) Quand un nouveau médium arrive, il se fait une place, les autres s'ajustent, il y a une période de transition, puis une 'convergence'. Ce qui est différent, avec internet, c'est la dimension interactive du médium et son impact possible. C'est la donnée sur laquelle on réfléchit encore, on observe. Aussi, comme médium, le net fait émerger de nouveaux concepts sur le plan de la communication, et sur le plan humain, et ce même pour les non branchés. Je me souviens (...) quand McLuhan est arrivé, fin des années soixante, avec son concept de 'village global' en se basant sur la télévision, le téléphone, et qu'il prévoyait les échanges de données entre ordinateurs. Eh bien il y a eu des gens, en Afrique, sans télévision et sans téléphone, qui ont lu et qui ont compris McLuhan. Et McLuhan a changé des choses dans leur conception de voir le monde. Internet a ce même effet. Il provoque une réflexion sur la communication, la vie privée, la liberté d'expression, les valeurs auxquelles on tient, celles dont on est prêt à se débarrasser, et c'est ça qui en fait un médium si puissant, si important."

Un réseau qui devient multilingue

A tort ou à raison, on se plaint souvent de l'hégémonie de l'anglais sur l'internet. Celle-ci était inévitable au début, puisque le réseau se développe d'abord en Amérique du Nord. En 1998, si l’internet est encore anglophone à 80%, de nombreuses autres langues y sont présentes. Il reste aux différentes communautés linguistiques à poursuivre le travail entrepris.

Initiative peu courante en 1997, la société de traduction Logos décide de mettre tous ses outils professionnels en accès libre sur le web.

Logos est créé en 1979 à Modène (Italie) par Rodrigo Vergara, un réfugié politique chilien. Etudiant en agronomie, celui-ci vient d’émigrer en Italie pour échapper à la dictature du général Pinochet. En 1997, à 45 ans, il dirige une entreprise de traduction offrant des services dans plus de 35 langues, avec un réseau de 300 traducteurs dans le monde et un chiffre d'affaires de 60 millions de FF (9,2 millions d’euros). Dans un entretien accordé en décembre 1997 à Annie Kahn, journaliste au Monde, il relate: "Nous voulions que nos traducteurs aient tous accès aux mêmes outils de traduction. Nous les avons donc mis à leur disposition sur internet, et tant qu'à faire nous avons ouvert le site au public. Cela nous a rendus très populaires, nous a fait beaucoup de publicité. L'opération a drainé vers nous de nombreux clients, mais aussi nous a permis d'étoffer notre réseau de traducteurs grâce aux contacts établis à la suite de cette initiative."

Ces outils de traduction comprennent un dictionnaire multilingue de 7,5 millions d’entrées (Logos Dictionary), une base de données de 553 glossaires (Linguistic Resources), des tables de conjugaison en 17 langues (Conjugation of Verbs), et enfin la Wordtheque, une base de données multilingue de 328 millions de termes issus de nombreux textes traduits, essentiellement des romans et des documents techniques. La recherche dans la Wordtheque est possible par langue, par mot, par auteur et par titre. Une fonction complémentaire permet l’accès au texte intégral des oeuvres littéraires du domaine public disponibles sur le web.

Le multilinguisme est l’affaire de tous, témoin cet Appel du Comité européen pour le respect des cultures et des langues en Europe (CERCLE). Publié sur le web en 1997 et traduit dans les onze langues officielles de l'Union européenne, il défend "une Europe humaniste, plurilingue et riche de sa diversité culturelle". Il propose aux réviseurs du Traité de l’Union européenne douze amendements prenant en compte le respect des cultures et des langues. "La diversité et le pluralisme linguistiques ne sont pas un obstacle à la circulation des hommes, des idées et des marchandises ou services, comme veulent le faire croire certains, alliés objectifs, conscients ou non, de la culture et de la langue dominantes (sous-entendu l’anglais, ndlr). C'est l'uniformisation et l'hégémonie qui sont un obstacle au libre épanouissement des individus, des sociétés et de l'économie de l'immatériel, source principale des emplois de demain. Le respect des langues, à l'inverse, est la dernière chance pour l'Europe de se rapprocher des citoyens, objectif toujours affiché, presque jamais mis en pratique. L'Union doit donc renoncer à privilégier la langue d'un seul groupe."

Il n’empêche que, même si on prône le multilinguisme, il est vraiment désagréable de se heurter à des pages web dont le contenu nous intéresse mais dont on ne comprend pas la langue. En décembre 1997, le moteur de recherche AltaVista lance Babel Fish Translation, un logiciel de traduction automatique de l’anglais vers cinq autres langues (allemand, espagnol, français, italien et portugais), et vice versa. Alimenté par un dictionnaire multilingue de 2,5 millions de mots, ce service, gratuit et instantané, est l’œuvre de Systran, société pionnière en traitement automatique des langues. Le texte à traduire doit être de trois pages maximum. La page originale et la traduction apparaissent en vis-à-vis sur l’écran. La traduction étant entièrement automatisée, elle est évidemment approximative. Si cet outil a ses limites, il a le mérite d’exister et il préfigure ceux de demain (qui seront développés entre autres par Systran, Alis Technologies, Globalink et Lernout & Hauspie).


1.3. Info-riches et info-pauvres

Les pays développés

Les enjeux économiques de la société de l’information sont considérables. D’après Philip Wade et Didier Falkand, auteurs du livre Cyberplanète: notre vie en temps virtuel (paru en 1998 aux éditions Autrement), cette industrie de l’information représente "un chiffre très supérieur aux exportations mondiales de produits agricoles, et une croissance la plus rapide de toutes les industries avec un taux moyen de 15% par an depuis 1990 pour l’informatique et de 10% pour les télécommunications. Leur contribution au PIB (produit intérieur brut) mondial devrait dépasser 10% d’ici à l’an 2000 et poursuivre son expansion au-delà."

Il existe évidemment une corrélation directe entre le développement de la société de l’information et l’accès aux télécommunications. L’accès aux technologies de la communication progresse beaucoup plus rapidement dans les nations situées au nord de la planète que dans celles situées au sud, et on trouve beaucoup plus de serveurs web en Amérique du Nord et en Europe que sur les autres continents. Deux tiers des internautes habitent les Etats-Unis, pays dans lequel 40% des foyers sont équipés d’un ordinateur, pourcentage que l’on retrouve aussi au Danemark, en Suisse et aux Pays-Bas. Le pourcentage est de 30% en Allemagne, 25% au Royaume-Uni et 20% dans la plupart des autres pays industrialisés.

Disponibles dans le Computer Industry Almanach, document de référence sur l’évolution du cyberespace, les statistiques du 19 mars 1998 sur le pourcentage des connexions par nombre d’habitants montrent que la Finlande est le pays le plus branché avec 25% d’usagers, suivi par la Norvège (23%) et l’Islande (22,7%). Les Etats-Unis se trouvent au quatrième rang avec 20% d’utilisateurs. Onze pays ont une proportion d’internautes dépassant les 10%. La Suisse est le onzième pays avec 10,7%. En ce qui concerne la répartition des usagers à l’échelon mondial, les Etats-Unis sont largement en tête avec 54,68% des internautes, suivis par le Japon (7,97%), la Grande-Bretagne (5,83%) et le Canada (4,33%). Les chiffres montrent aussi que la place des Etats-Unis ne cesse de diminuer: 80% en 1991, moins de 65% en 1994, moins de 50% courant 1998 et une prévision de moins de 40% en l'an 2000. La France (1,18%) et la Suisse (0,77%) font partie des quinze pays les plus branchés.

Après avoir été anglophone à pratiquement 100%, l’internet est encore anglophone à plus de 80% en 1998, un pourcentage qui s'explique par trois facteurs : a) les premières années voient la création d’un grand nombre de sites web émanant des Etats-Unis, du Canada ou du Royaume-Uni; b) la proportion des usagers est encore particulièrement forte en Amérique du Nord par rapport au reste du monde; c) l’anglais est la principale langue d’échange internationale.

A la suite des Etats-Unis et du Canada, le Royaume-Uni débute un important programme d’investissement sur cinq ans (1998-2002) dans le secteur des technologies de l’information. En dévoilant ce programme, Tony Blair, premier ministre, déclare le 16 avril 1998: "Nous sommes au coeur de la révolution de l’information. Il est vital que la Grande-Bretagne ouvre la voie afin que nous soyons les pionniers de l’Europe dans ce qu’on appelle l’âge de l’information." La moitié du budget de 600 millions de livres (920 millions d’euros) est consacrée à l’achat de matériel, et l’autre moitié à la formation. Le budget attribué à l’achat de matériel doit permettre le câblage des écoles britanniques, l’achat de 10.000 ordinateurs portables pour les professeurs, la mise en ligne des bibliothèques et la connexion à l'internet de tous les établissements de santé. Le budget attribué à la formation doit permettre de financer 40.000 équipements dans des établissements d’enseignement, et financer aussi des cours d’informatique pour les étudiants, les professeurs, les bibliothécaires et 200.000 salariés.

Les pays en développement

A l’échelon mondial, l’accès universel aux autoroutes de l’information est loin d’être assuré. La télédensité varie de plus de 60 lignes téléphoniques pour 100 habitants dans les pays riches (par exemple 68 en Suède, 63 aux Etats-Unis, 61 en Suisse et au Danemark) à moins d’une ligne téléphonique pour 100 habitants dans les pays pauvres. L’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest disposent de la moitié des lignes téléphoniques dans le monde, alors que la moitié de la population mondiale n’a jamais utilisé un téléphone.

Lors d’un discours prononcé en octobre 1995 lors du septième Forum international des télécommunications à Genève, Nelson Mandela, président de l’Afrique du Sud, déclare que "les technologies de communication ne doivent pas être considérées comme un luxe, intervenant après le développement général du pays, mais comme l’une des convictions qui déterminent les capacités des pays en développement à engager la modernisation de leur économie et de leur société".

Dans les pays en développement, il est fort peu probable que les connexions à l’internet se fassent par le biais de lignes téléphoniques traditionnelles (à fils de cuivre) alors qu’il existera d’autres solutions technologiques dans quelques années, par exemple la radiotéléphonie cellulaire et la connexion par satellite. Les pays en développement possèdent un taux d’équipement en lignes numériques comparable à celui des pays industrialisés. La même remarque vaut pour le taux d’équipement en téléviseurs et en téléphones portables. Selon Philip Wade et Didier Falkland, le taux d’équipement en micro-ordinateurs pourrait suivre le même chemin si la fiscalité et les droits de douane ne sont pas trop élevés.

De l’avis de certains organismes, les nouveaux réseaux peuvent contribuer au développement économique des pays en développement. Plusieurs programmes sont lancés dans ce but, par exemple les programmes WorldTel et infoDev (abrégé de: The Information for Development Program) de la Banque mondiale. D’autres programmes concernent spécifiquement l’Afrique, par exemple @frinet (programme du Canada), AfriWeb (programme du Québec) ou encore un programme mis sur pied par les Etats-Unis au sein de l’USAID (U.S. Agency for International Development).

La démarcation entre info-riches et info-pauvres ne suit cependant pas systématiquement la démarcation entre pays développés et pays en développement. Quelques pays en développement, par exemple la Malaisie ou les pays d’Amérique latine, ont une politique très dynamique en matière de télécommunications. Un document préparatoire (Issues in Telecommunication Development) de la deuxième Conférence sur le développement des télécommunications dans le monde (Malte, 23 mars – 1er avril 1998) montre que plusieurs pays en développement, par exemple le Botswana, la Chine, le Chili, la Thaïlande, la Hongrie, le Ghana et l'Ile Maurice, réussissent à étendre la densité et la qualité de leurs services téléphoniques entre 1994 et 1997.

Président d’un groupement kenyan d’éditeurs et d’imprimeurs (Nation Printers and Publishers, devenu Nation Media Group en juillet 1998), Wilfred Kiboro déclare lors d'un colloque sur la convergence multimédia organisé par le Bureau international du travail (BIT, Genève, 27-29 janvier 1997): "Le coût de la technologie de l’information doit être ramené à un niveau abordable. Je rêve du jour où les villageois africains pourront accéder à internet depuis leur village, aujourd’hui privé d’eau et d’électricité." Il rappelle aussi que, dans de nombreux pays africains, le tirage des journaux est extrêmement faible comparé au chiffre de la population. Chaque exemplaire est lu par une vingtaine de personnes au moins. Les coûts de distribution pourraient fortement baisser avec la mise en service d’un système d’impression par satellite qui éviterait le transport des journaux par camion dans tout le pays.

Par ailleurs, en ce qui concerne les médias, les moyens d’impression et de radiotélédiffusion sont dans les mains de quelques grands groupes occidentaux. Les problèmes économiques sont doublés de problèmes culturels. Paradoxalement, les informations concernant l’Afrique à destination des Africains ne viennent pas du continent lui-même. Elles sont diffusées par des Occidentaux qui transmettent leur propre vision de l’Afrique, souvent sans réelle perception des véritables problèmes politiques, économiques et sociaux.

S’il est relativement facile pour la radio et la télévision, le contrôle de l’information risque d’être nettement plus difficile pour l’internet, même si des pays comme la Chine bloquent pour le moment l’accès à certains serveurs jugés politiquement ou moralement incorrects. La Chine dispose d’un internet national, le China Wide Web, dont le nombre d’abonnés passe de 100.000 en 1996 à 600.000 en 1997. Mis en place par la China Internet Corporation (CIC), société établie à Hong Kong, ce réseau d’affaires et d’informations est filtré et surveillé par les autorités chinoises. Comme l’écrit le cybermag Multimédium le 27 mars 1998, "tout cela respire la langue de bois, le totalitarisme et l'opportunisme à plein poumons, bien sûr. Mais qui sait si la logique libertaire du médium ne finira effectivement pas, un jour, par l'emporter sur l'idéologie? Ce fameux jour où la Chine se branchera..."

L’internet comme passerelle

Le goufre entre info-riches et info-pauvres n’est pas seulement celui qui sépare les pays développés des pays en développement. C’est aussi, dans n’importe quel pays, celui qui sépare les riches des pauvres, ceux qui ont du travail et ceux qui n’en ont pas, ceux qui ont leur place dans la société et ceux qui en sont exclus. Outil de communication, l’internet peut être une passerelle au-dessus du goufre, comme le montre un encart de la revue Psychologies de mai 1998: "Aux Etats-Unis, un mouvement voit le jour: la confiance en soi... par internet! Des milliers de sans-abri ont recours au réseau pour retrouver une place dans la société. Non seulement le net fournit une adresse à qui n’en a pas et ôte les inhibitions de qui redoute d’être jugé sur son apparence, mais c’est aussi une source d’informations et de contacts incomparable. Bibliothèques et associations d’aide au quart-monde l’ont bien compris: des salles informatiques, avec accès à internet, animées par des formateurs, sont ouvertes un peu partout et les mairies en publient la liste. A travers le e-mail (courrier électronique), les homeless (sans-abri) obtiennent les adresses des lieux d’accueil, des banques alimentaires et des centres de soins gratuits, ainsi qu’une pléthore de sites pour trouver un emploi. A 50 ans, Matthew B. a passé le quart de sa vie dans la rue et survit, depuis trois ans, d’une maigre subvention. Il hante la bibliothèque de San Francisco, les yeux rivés sur l’écran des ordinateurs. "C’est la première fois, dit-il, que j’ai le sentiment d’appartenir à une communauté. Il est moins intimidant d’être sur internet que de rencontrer les gens face à face."


Chapitre 2: Le web francophone
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Vol. 2 (1998-2003)
Vol. 1 & 2 (1993-2003)


© 2003 Marie Lebert