Variantes graphiques et norme orthographique dans la première édition du Dictionnaire de l'Académie française (1694) (= DAF)

I. Leroy-Turcan & T.R. Wooldridge

Université de Lyon III & University of Toronto

Communication présentée à l'Université de Cergy-Pontoise dans le cadre de la journée des dictionnaires du 17 mars 1999 sur « Les dictionnaires de langue française au sein de la francophonie : normes et orthographes d'hier à aujourd'hui  ». © 1999 I. Leroy-Turcan et R. Wooldridge


Introduction

On sait depuis longtemps que le DAF a joui d'une fausse réputation de dictionnaire normatif sans doute à cause du discours de principe de la Préface dont les décalages entre idéal et réalité ont déjà été soulignés et en partie commentés(1).

La question des incohérences et des variantes graphiques a déjà été évoquée, mais sans formalisation, dès nos premières études sur échantillons informatisés et depuis la création de la base Académie 1694, non seulement à Québec et Montréal, mais aussi dans un récent article prêt à paraître aux Cahiers de lexicologie(2).

Notre propos s'articulera en deux temps, autour de deux séries d'interrogations :

  • 1. En vertu de quels critères sommes-nous en mesure de déterminer les variantes graphiques, de les repérer dans l'ensemble du DAF et de distinguer différents niveaux d'appréciation des variantes ?

    On opposera au moins les variantes marquées donc reconnues et dans ce cas assimilées à un usage qui s'intègre à une norme souple, avec celles non marquées, donc marginalisées implicitement, ce qui peut conduire à les considérer soit comme des incohérences graphiques par rapport à la logique interne des fonctionnements normatifs du DAF, soit comme des indices implicites d'usages réels non reconnus par la conscience linguistique des différents rédacteurs, relecteurs du DAF.

  • 2. Quelle est la proportion de ces faits, qu'il s'agisse des variantes ou des incohérences, par rapport à l'ensemble du dictionnaire et dans quelle mesure sont-ils interprétables non seulement par rapport à la genèse du DAF lui-même, mais sur le plan historique par rapport aux discussions linguistiques et aux textes normatifs dont nous disposons dans la deuxième moitié du XVIIe siècle ?

    1. Variantes graphiques = conscience linguistique marquée de deux usages concurrents repérables. Les critères de repérage

    La notion de « variantes graphiques » est indissociable d'une conscience linguistique marquée de deux usages concurrents identifiables par deux séries de critères, les premiers formalisés par des choix typographiques repérables matériellement, les seconds implicitement formalisés par la situation dans le premier alinéa de l'article considéré et marqués par le choix d'un métalangage propre, ce qui conduit à les considérer comme des équivalents fonctionnels des doubles-vedettes.

    => les doubles-vedettes formalisées par les critères de la place, des polices de caractères et de la syntaxe, c'est-à-dire marquées formellement par la co-occurrence en début d'alinéa de séquences de grandes capitales et petites capitales, le plus souvent séparées par la copule « ou », avec ou sans virgule avant ou, parfois simplement par une virgule ; pour ces derniers, la formalisation n'implique pas forcément la mise en évidence d'une double forme adresse avec variante graphique, puisqu'on trouve, avec ou comme avec la seule virgule, des paires associant en adresse aussi bien un substantif dans sa forme de masculin et de féminin, un verbe dans sa forme à active et pronominale ou encore des doublets lexicaux

    => les cas assimilables sur le plan fonctionnel aux doubles vedettes, à savoir l'ajout, entre parenthèses ou non, de la séquence métalinguistique marquant une variante de graphie : sujet indéfini + verbe d'usage linguistique

  • sujet indéfini : on, plusieurs et quelques-uns, d'autres et il y en a qui ne fonctionnant chacun que pour deux occurrences marquées par ailleurs

  • verbe d'expresssion d'usage : dire, escrire et prononcer, sachant que pour dire et prononcer il faut distinguer deux emplois dans le DAF, comme verbes exprimant au sens strict la prononciation, comme verbes impliquant des incidences sur la graphie ; le verbe ort(h)ographier ne fonctionne pas dans le DAF comme verbe métalinguistique, ce qui ne surprendra pas.

    Nos critères de repérage des variantes graphiques marquées sont donc à la fois formels et fonctionnels. On verra à partir de tableaux présentant de façon synthétique le résultat d'interrogations menées à la fois à partir de critères formels, positionnels et typographiques, à la fois grâce aux séquences-clés métalinguistiques, que ces critères sont tout à fait opératoires et complémentaires : ils garantissent un degré de fiabilité des réponses satisfaisant. Nous serons cependant aussi amenée à vérifier que les critères syntaxiques de repérage des variantes sont proportionnellement plus efficaces que les critères formels de repérage des doubles-vedettes (ou adresses doubles), puisqu'ils portent sur le contenu et concernent plus directement le fonctionnement du texte.

    Nous ne développerons pas ici la discussion sur les différents critères, formels et fonctionnels, permettant de déterminer le statut de double-vedette ou de vedettes multiples, question qui sera détaillée dans une prochaine publication. Nous proposerons simplement ici deux documents, une présentation de synthèse des doubles graphies repérables par les séquences métalinguistiques du type « indéfini + escrivent, disent, prononcent »(3) accompagnée d'un tableau de fréquences qui sera commenté infra (tableau 1 et tableau 3).

    a) Le critère textuel des séquences métalinguistiques dans le premier alinéa permet de confirmer la mise en place d'un système de doubles-vedettes davantage repérables sur le plan discursif que par les seuls critères typographiques. Ainsi pour

  • « plusieurs disent » : arbalestrier / arbalestier, ustensile / utensile

  • « plusieurs escrivent » : cogner / coigner, cognée / coignée, fantaisie / phantaisie, fantosme / phantosmes, fol / fou, littiere / litiere, more / maure, nord / nort, Phebus / Phoebus, trucheman / truchement,

  • « plusieurs prononcent » : admodier / amodier, avoine / aveine, conroyer / corroyer, conroy / corroy,

  • « plusieurs escrivent encore » : hiver / hyver,

  • « on prononce ... & plusieurs l'escrivent », « plusieurs escrivent & prononcent » : chauderon / chaudron, cicogne / cogogne, ellend / elan, mercredi / mecredi, meridiane / meridienne, orchestre / orquestre, quanquan / cancan,

  • « quelques-uns escrivent » : admiral / amiral, aune / aulne, baillif / bailly, bivouac / bihouac, boutoir / boutoi, brusler / brusler (pbl.), carte / charte, cep / sep, cingler / singler, dizain / dixain,

  • « quelques-uns disent » : amethyste / amathyste, anchois / anchoye, besigue / besaigue, cannelat / cannelas, capriole / cabriole, charpie / charpis, chû / cheute,

  • « quelques-uns disent aussi » : arcenal / arsenal / arcenac, caprioler / cabrioler, chiromance / chiromantie / chiromancie,

  • « quelques-uns escrivent encore » : cristal / crystal, dette / debte,

  • « selon quelques-uns » : armoniac / ammoniac

  • « quelques-uns prononcent » : canif / ganif,

  • « quelques-uns escrivent & prononcent » : catarre / caterre, continuement / continûment croyance / creance, dysenterie / dyssenterie (+ prononciation : « Et c'est ainsi qu'il faut le prononcer. »

    Sur cet ensemble, qui ne représente qu'une partie du corpus, il est certes intéressant de vérifier quelle est la proportion des formes mises en co-vedette ou double-vedette formalisée (cf. sur le tableau 1, seulement quatre entrées sur 25 associent les deux systèmes, le second étant alors redondant par rapport au premier) , mais on constatera surtout que les formulations les plus opératoires sont celles qui utilisent le verbe escrire, pour plus des deux tiers, soit dans 34 cas sur le total de 52 du présent échantillon.

    Nous avons choisi de réunir sur le tableau 1 toutes les adresses comportant des variantes repérables par la séquence métalinguistique « plusieurs escrivent, disent, prononcent », soit 25 entrées ; ce tableau s'organise en trois colonnes avec, en première position la forme de référence, la première mise en vedette, dans une deuxième colonne, la variante reconnue sur le plan discursif, la troisième colonne étant consacrée aux autres formes variantes, non reconnues, qu'elles concernent précisément la vedette et la co-vedette, ou bien des mots de la même famille ; ces formes constituent un critère d'appréciation indéniable des variantes, qu'il s'agisse de l'usage réel ou des indices implicites de fréquence d'usage(4), et permettent de repérer d'emblée certains faits d'incohérence comme nous le montreront infra pour certaines graphies du mot ustensile. Les 18 premières lignes correspondent aux séquences métalinguistiques comportant le verbe escrire, les trois suivantes le verbe dire et les quatre dernières prononcer. Pour chaque forme nous avons précisé le nombre total d'occurrences dans l'ensemble du DAF, ce qui nous donne un certain nombre de renseignements sur la distribution des usages et sur la fréquence relative, sur lesquelles nous reviendrons infra avec le tableau 3 qui reprend les mêmes mots réorganisés selon les pourcentages relatifs de fréquence.

    b) les critères formels, typographiques, positionnels et syntaxiques : typologies des distributions (tableau 2).

    Du point de vue terminologique, on peut admettre, à la lumière des premières remarques, qu'il y a variante graphique marquée par rapport à la forme de référence, dès lors qu'aucun indice normatif ne permettra par ailleurs de rejeter une forme ou d'en préférer une autre et qu'à un premier niveau de lecture, les deux formes paraissent fonctionner sans contrainte distributionnelle.

    Cependant, connaissant l'implicite des fonctionnements sémiotiques de la typographie, nous sommes amenée à réfléchir aux indices formels éventuels de préférence implicite pour un usage : ainsi, la position en tout début d'alinéa assortie des capitales, grandes ou petites, selon le statut de l'adresse, vedette ou sous-vedette, montre sur l'échantillon pour lequel ont été calculés les pourcentages que la forme retenue en cette position est celle qui correspond à l'usage le plus fréquent, ce qui devra être évidemment confirmé par la vérification systématique de toutes les occurrences concernées (cf. infra, le tableau 3).

    Du coup, sur le seul plan typographique, il nous a paru nécessaire de préparer une typologie des distributions formelles pour être ensuite en mesure de dégager les principales tendances de fonctionnements sémiotiques : le tableau 2, intitulé « Essai de formalisation des adresses doubles avec variantes graphiques » donne une idée de la complexité des systèmes concurrents ; loin de concrétiser l'aboutissement d'un travail, il est en cours d'élaboration et constitue simplement un outil d'investigation, dont les premiers chiffres permettent de mettre en lumière les principales tendances du système sémiotique mis en place. Ce tableau se lira aussi bien à la verticale qu'à l'horizontale. Nous avons choisi de l'organiser en deux colonnes, la première comportant les indices typographiques (notés selon la norme anglaise qui jouit du monopole en langage informatique : <lc> = grandes capitales, <sc> = petites capitales, <i> = italique), la seconde précisant les indications de fréquence dans l'ensemble du DAF ; l'absence de chiffres pour la première catégorie des adresses-doubles formalisées comme telles (place en début d'alinéa, typographie de départ restreintes aux grandes et petites capitales, absence de discours métalinguistique élaboré) pour les sept premières lignes, se justifie par le trop grand nombre de formes concernées, ce qui implique outre le poids du tri pour isoler les cas précis de variantes graphiques, le risque plus grand d'erreurs afférentes ; pour le modèle de la première ligne, avec simple séparation par la virgule des deux séquences initiales en grandes et petites capitales, les chiffres seraient d'ailleurs en eux-mêmes peu significatifs du seul fait de l'association habituelle en adresse double des verbes à la forme active et pronominale. A partir de la huitième ligne sont présentés, avec chiffres à l'appui, tous les cas d'adresses doubles implicites associant les mêmes marques typographiques qu'au début et un discours métalinguistique introduisant la variante, avec parfois des indices implicites d'usages restreints ou anciens : nous avons respecté l'ordre logique, avec en première position la typographie de la forme de référence, en seconde, celle de la variante reconnue. Ainsi, observe-t-on au moins pour les cas chiffrés, la dominante des séquences <lc>-<sc> et <sc>-<sc> pour les variantes graphiques mises en double-vedette, <lc>-<sc>, <lc>-<i>, <sc>-<i> et <sc>-droit romain avec majuscule (le droit romain sans majuscule après les <sc> pour arbalestrier semble être une situation marginale, peut-être même une exception). Il apparaît que sur un total de 90 séquences étudiées, on relève 38 séquences avec grandes capitales suivies de petites capitales, soit 42,22 %, 20 séquences de grandes capitales suivies de l'italique, soit 22,22 %, pour seulement 11 avec uniquement des petites capitales (12,22 %) ; sont donc marginales les situations du type <lc>-<lc> et celles avec l'italique en première position pour la forme de référence, les chiffres étant si minimes qu'ils ne peuvent être représentatifs d'un système sémiotique de référence.

    Là encore seule l'exploration absolue avec décompte et appréciation des fréquences permettra, à défaut de produire des chiffres fiables, précis et absolus, de confirmer les principales tendances et éventuellement de les interpréter.

    2. Le cas particulier des vedettes multiples

    Il faut accorder un intérêt particulier aux vedettes multiples associant trois ou même quatre formes graphiques différentes d'un même mot selon la typologie suivante d'après les exemples relevés ; nous avons ajouté entre crochets, à titre indicatif, les chiffres correspondant au nombre total des occurrences dans le DAF, ce qui nous renseigne au moins sur la logique interne de distribution, en particulier pour la forme de référence :

    <lc>-<sc>-, droit-romain avec majuscule :
    « ARCENAL, ou ARSENAL Quelques-uns disent aussi, Arcenac... »
    [arcenal 7, arsenal 3, arsenac 2]

    <lc> ... <sc>, ou <sc> :
    « CHIROMANCE.... Quelques-uns disent aussi CHIROMANTIE, ou CHIROMANCIE.... »
    [chiromance domine avec 6 occurrences, chiromantie 1, chiromancie 3]

    « CORLIEU, d'autres disent, CORLIS, ou COURLIS... »
    [corlieu 3, corlis 1, courlis 1]

    <lc>, ou <sc> (Quelques-uns escrivent <sc> & <sc>) :
    « JAIS, ou JAÏET (JAY & JAYET) ... »
    [les deux occurrences entre (...) sont des hapax, tout comme jaïet, seule la forme jais étant vivante : 10 occurrences]

    Reste pour cette catégorie ce qui relève soit de l'implicite ou du non dit, soit de l'incohérence, comme le montrent les exemples des articles consacrés à COURRETIER et à GENOUIL :

    1. COURRETIER pour lequel est rappelée la forme ancienne COURATIER et dont il est précisé qu'il « se prononce presque comme s'il n'y avoit point d'E. », ce qui rappelle les exemples de la double-vedette CHARRETIER, ou CHARTIER, CHARTIERE et du binome assimilable à une double-vedette CHAUDERON - CHAUDRON et implique en toute logique une troisième forme courtier. De fait si la dominante des usages est pour la forme courretier (12 occurrences dans le DAF, mais toutes rassemblées dans l'article consacré à ce mot) face à l'hapax couratier, on trouve néanmoins sans marque de variante reconnue une occurrence de courtier dans un exemple s.v. CHANGE ; la double-vedette COURRETAGE ou COURTAGE, qui retient comme forme de référence l'unique occurrence du DAF contre 7 de la forme courtage (six sub voce et une dans un exemple s.v. JAUGEAGE) montre implicitement, outre l'intérêt de telles trilogies de variantes, l'importance de la prise en compte des usages en contexte, non seulement dans le corps de l'article consacré au mot étudié, mais aussi et surtout dans l'ensemble du texte du dictionnaire, la position en exemple ayant une valeur de témoignage linguistique d'usage spontané indéniable, quand la forme appréciée ne concerne pas le mot vedette.

    2. GENOUIL, qui offre un autre exemple de trilogie implicite, avec l'utilisation dans l'article d'une autre graphie que celles de la double-vedette : GENOUIL ou GENOU, la forme genoüil dont on retrouve la variante (ou l'incohérence ?) genouïl s.v. FLECHIR ; nous connaissons le cas similaire de la double-vedette : VERROUIL ou VERROU avec dans le corps de l'article deux exemples de la forme verroüil : peuvent-ils laisser penser que le tréma figure implicitement sur la forme de référence ? Le DAF semble pratiquer le tréma sur petites capitales pour des sous-vedettes qu'il s'agisse du -Ü- très représenté ou du -Ï- comme s.v. JOUIR, JUDAÏQUE, OBEIR, mais pas sur les grandes capitales sans doute pour des raisons purement pratiques ; les grandes capitales neutralisent donc en partie notre critère d'appréciation ; en fait on trouve une autre occurrence de verrouil sans tréma s.v. BOUTON, la majorité des occurrences dans le DAF étant pour verroüil, 2 sub voce + 4 s.v. fermer, ressort, targette, verrouiller) auxquelles s'ajoutent deux occurrences de veroüil dans des exemples donnés s.v. platine et porte.

    Variantes ou incohérences graphiques ? Il suffit de considérer les autres exemples d'hésitations sur le tréma déjà signalés par T.R.W en et I.L.-T. et T.R.W., en 1998 (Québec et article à paraître, à propos de feuille, queue auxquels on peut ajouter les mots accueil et cueillir), pour comprendre la difficulté d'appréciation entre variante et incohérence.

    On complétera ces deux exemples par celui du mot ustensile mis en vedette avec mention de sa variante utensile, apparemment marquée comme usage banal (« plusieurs disent »), alors que la proportion de ses 3 autres occurrences (s.v. casserole, coquetier, verrier) reste faible, soit 8,7%, face aux 34 occurrences de la forme de référence, soit 73,9 %, sachant qu'il faut ajouter à cela la graphie utencile (s.v. escumoire) qui constitue un hapax dans le DAF, soit 2,2 %, l'autre hapax ustancile utilisé dans un exemple s.v. ustensile (« Sous le nom d'ustensile, on comprend l'usage des ustanciles de cuisine, le feu, le sel & la chandelle. l'hoste n'est obligé de fournir que l'ustensile ») et les 6 occurrences de la forme ustencile (s) utilisé comme hyperonyme pour définir les mots anse, couvre-feu, panier, tourtiere, vase et vaisseau ce qui représente 13 % des occurrences.

    3. Les principes d'opposition entre variante et incohérence graphique

    A la lumière de ce dernier exemple, nous pouvons donc proposer d'opposer variantes et incohérences en fonction des critères complémentaires de la marque reconnue, de la fréquence de distribution, l'indice de hiérarchisation des formes marquées comme complémentaires de la vedette étant en réalité neutralisé partiellement par la logique interne des usages dans le dictionnaire : outre les exemples du tableau 1, quelques remarques s'imposent concernant les pourcentages de fréquences donnés dans le tableau 3. En effet, si l'on constate sans grande surprise que dans 17 cas sur 25, la forme de référence donnée en grandes ou petites capitales correspond effectivement à l'usage le plus fréquent dans le DAF, contre 7 pour lesquels l'usage réel est en position minoritaire, le couple orchestre / orquestre étant neutre avec ses deux hapax sans valeur significative, il est en revanche intéressant de vérifier comment se situe l'usage du DAF par rapport à l'évolution des graphies dans la perspective de l'usage normé, avec une nette ouverture sur les graphies modernes retenues comme formes de références, la mention des variantes, mises en retrait formellement étant conjointement interprétable du fait du taux net de fréquence moindre. De même, il n'est pas innocent de constater que le pourcentage d'occurrences de formes archaïques maintenues en position de forme de référence soit nettement moins élevé.

    Les critères intratextuels

    Le critère essentiel d'identification d'incohérence graphique reste celui de l'absence d'une double-vedette associant deux graphies ou d'une marque métalinguistique d'usage concurrent, minoritaire ou non ; mais peut-on en faire la liste ? 

    Nous sommes évidemment confrontés au problème posé par la difficulté de repérage des incohérences graphiques, même au sein de la base de données dès lors que la liste des formes indexées ne permet pas toujours de retrouver des formes quand elles sont matériellement, c'est-à-dire alphabétiquement, trop éloignées les unes des autres. Signalons simplement ici l'exemple des différentes graphies du mot agrafe dont la forme de référence est fournie par la vedette AGRAFFE (9 occurrences), ce qui marginalise implicitement les formes Agrafe (2 occurrences s.v. FERMOIR, GAMACHE) et Agraphe (1 seule occurrence, s.v. OR), sachant que le critère complémentaire des mots de la même famille confirme la préférence pour la forme de référence, puisqu'on trouve uniquement la forme agraffer avec 2 -f-. Pour le mot alambic, la dominante d'occurrences en -a-, appuyée sur la vedette ALAMBIC, forme de référence, et sur l'absence de forme en -e- pour le verbe dérivé, marginalisera les trois occurrences en -e- qui apparaîtront plus nettement comme des incohérences graphiques (14 alambic + 7 alambiquer (é, ée) contre 3 alembic). Il en sera de même pour la graphie minoritaire assiete (7 occurrences réparties dans les 2 tomes) par opposition à la forme assiette (67), pour la seule occurrence de la forme esguière, s.v. BEC contre les 9 occurrences d'aiguière ou pour balene (3) face à baleine (29). Pour cette catégorie de cas, nous nous refusons, dans le cadre de ce travail, à dresser une liste.

    Mais il faudra opposer sur le plan méthodologique deux catégories de critères : outre les critères intratextuels établis en vertu du principe de cohérence interne d'un texte qui est sensé être unitaire et à visées normatives en tant que représentant d'un usage, dont on sait bien désormais qu'il n'est pas réductible à l'unique(5), s'imposent les critères intertextuels définis en vertu du principe historique des discussions sous-jacentes aux choix de traitement de la nomenclature.

    Les critères intertextuels

    Les variantes graphiques non marquées peuvent donc être en partie interprétées comme des incohérences graphiques, qu'elle se trouvent à l'intérieur d'un même article et soient alors en contradiction par rapport à la vedette, qu'elles se répartissent ailleurs dans le reste du dictionnaire, ce qui implique en fonction des critères de fréquence d'occurrence soit une contradiction d'un article à l'autre soit une autre forme de distribution d'usages concurrents, les critères d'appréciation restant de toute façon soumis à la confrontation intertextuelle des textes théoriques dont nous disposons ....

    L'idéal serait évidemment de dresser, grâce à l'aide de l'informatique, des listes exhaustives, mais nous nous bornerons, pour le présent propos, à dresser une typologie de chacune des catégories en tenant compte des critères extra-textuels tels que les Observations sur l'orthographe de la langue françoise de Mézeray (manuscrit daté de 1673), les Notes de Thomas Corneille sur les Remarques de Vaugelas (1687) les Remarques de l'Académie sur Vaugelas (1704).

    Nous avons déjà analysé les exemples de la trilogie ARCENAL,ARSENAL, ARSENAC, de GANGRENE, CANGRENE et de CANIF, GANIF (Québec et Cahlex, 1998), auxquels nous ajouterons pour terminer ici simplement quelques exemples significatifs autour des remarques et analyses suivantes:

    1. La double-vedette n'est pas représentative de l'ensemble des usages effectifs, ce qui renforce la marginalité des formes sous-représentées dans l'usage linguistique réel (cf. les remarques concernant les graphies du mot ustensiles)

    2. 1. La variante maintenue dans le DAF ne correspond plus à une distribution réelle d'usages, ce qui conduit à relativiser le sens de l'indéfini métalinguistique plusieurs pour signaler un usage ancien : AVOINE/AVEINE (cf. Vaugelas, Remarques, 1647 : AVOINE ou AVEINE ; Corneille, Notes sur les Remarques, 1687 : AVOINE ou AVEINE ; Ménage, Observations, 1672 et 1675-76 : AVEINE, AVOINE ; Académie, 1704 : rien).

    2. 2. La variante minoritaire montre davantage un maintien de graphie ancienne non reconnu sur le plan de la conscience linguistique qu'une véritable incohérence graphique.

    Cf. la paire ADMODIER/AMODIER (cf. Vaugelas : Amodier et non admodier ; Corneille et Académie : rien ; mais DAF : les emplois de la forme admodier représentent encore 88,9 % des occurrences).

    s.v. ARMONIAC, selon quelques-uns ammoniac : [DAF : 4 armoniac pour 1 seul ammoniac]

    (rien dans Th. Corneille et dans Académie, 1704, mais cf. les Observations de Ménage.

    3. L'absence de double-vedette ou de marque reconnue de variante graphique confirme une fixation de l'usage sans nécessité d'un discours normatif :

    3. 1. La graphie qui s'est imposée pour ARCHANGE correspond à la seule forme retenue dans le DAF alors que la question de l'hésitation avec la forme sans h, arcange, a été discutée par Vaugelas, « Archange ou Arcange » et Corneille ; elle ne figure plus dans Académie 1704, ce qui paraît logique par rapport à l'usage effectif du DAF.

    3. 2. L'absence de double-vedette ou de marque de variante reconnue entérine une dominante d'usage et marginalise les autres emplois qui peuvent être des maintiens de graphies anciennes ou des incohérences graphiques.

    Alors qu'Académie 1704 note, à propos du mot agrément (avec dans la table alphabétique l'intitulé résumé « Agrément, & non pas agréement », p. 408) : « Agrément, de mesme et non pas agréement. », on trouve encore dans le DAF 5 occurrences de la forme rejetée contre 33 de la forme qui s'est maintenue. Mais on ne trouvera aucune précision normative dans le DAF sur les emplois du mot qui fonctionnent selon la distribution suivante :

    AGREEMENT : 5 occurrences (1 renvoi et s.v. DENUE, ORNER, TREMBLEMENT, VIOLON).

    AGREMENT (AGREMENS : 2, s.v. AGREMENT ; AGREMENT : 4, s.v. AGENCER, FADEUR, GENTIL, MAIGRE ; 24, s.v. ACCEPTER, FOUETTE, FROID, GALANT, GENTILLESSE, GRACE, GRACIEUX, AGREMENT (x8), LAID, APPAS, PLAT, PROPREMENT, APPROBATION, RUDE, SACRIFIER, INSIPIDE, ENSORCELER)

    (cf. Vaugelas, la remarque Agrément et cf. Corneille ; Ménage, rien dans les ObLF).

    De même pour la forme remerciement dont on trouve une occurrence s.v. ACTION pour la sous-vedette « action de grâce », alors que cette graphie est proscrite par Académie, 1704 à la suite de Corneille au profit de la graphie remerciment (9 occurrences) (cf. Corneille, p. 699 et Vaugelas, remercîment, Ménage, rien).

    Un dernier mot s'impose sur un aspect des incohérences formelles, et implicitement fonctionnelles, du DAF, pour ce qui concerne l'appréciation des critères de place de la forme de référence et de la variante : les deux exemples contradictoires du traitement de continûment et d'ambigûment sont significatifs. Pour le premier, la forme mise en vedette, donc de référence est CONTINUEMENT mais elle est d'emblée rejetée par le texte qui suit : « il faut prononcer continûment. Et quelques-uns l'escrivent sans e, avec l'accent adverbial », les exemples donnés ensuite ne bénéficiant que de la graphie avec -û-, la forme de la vedette constituant de fait un hapax dans l'ensemble du DAF (Il y faut travailler continûment. il a escrit continûment ...) ; si le discours normatif absolu porte sur la prononciation, quelle interprétation donner à l'usage de l'indéfini aléatoire et flou, quelques-uns, alors que l'usage interne du DAF prouve implicitement la dominante de la graphie sans -e- ? Inversement nous apprécierons l'implicite des usages avec l'exemple de l'article consacré à la double-vedette (en petites capitales) « Ambigûment ou Ambiguement », la seconde forme, donnée comme une banale variante en vertu des critères formels retenus, ne représentant en réalité, tout comme dans le cas précédent qu'un hapax, ce qui renforce pour les analyses métalexicographiques l'importance de la prise en compte de tous les critères formels et fonctionnels dans la cohérence interne du DAF. Est-ce encore une marque indirecte de la tendance conservatrice des usages académiques face à la force implicite de la modernité ?

    Nous terminerons cette première exploration en rappelant que l'analyse des incohérences graphiques doit se faire aussi en tenant compte des vedettes qui seules ont été corrigées dans l'urgence des dernières relectures du DAF : outre le fait que la lenteur de rédaction étalée sur plusieurs années et répartie entre différents rédacteurs a véritablement nui à l'homogénéïté du DAF, on se reportera dans les Registres, T. 1, à tout ce qui concerne la relecture et les corrections, en particulier les négligences pour la répartition de certaines lettres (T.1, p. 309, 2 juillet 1691, note 1) et aux derniers commentaires de Ch. Beaulieu dans la conclusion de son Histoire de la gestation de la 1ère édition du DAF (1639-1694) placée en exergue à son édition des Observations sur l'orthographe de la langue françoise de Mézeray (Paris, Champion, 1951, p. 89) :

    Conclusion

    Ces quelques réflexions nous conduisent à souligner plusieurs questions qui restent en suspens :

  • quelle est la proportion réelle des faits d'incohérences graphiques par rapport à l'ensemble des graphies régulières ou des variantes reconnues du dictionnaire ? serons-nous en mesure de chiffrer ces faits et d'en évaluer au moins les tendances ?

  • dans quelle mesure les incohérences graphiques peuvent-elles être la trace de premières rédactions ensuite non relues, non corrigées ? Même si l'on remarque une proportion importante de maintiens de graphies anciennes, il nous paraît actuellement difficile d'établir des critères solides pour répondre à ce genre de question (cf. le tableau chiffré des vedettes et sous-vedettes par rapport au principal indice dont nous disposons concernant la période Vaugelas pour la rédaction des lettres A-I : tableau 4)

  • par rapport à l'ensemble imposant des informations dispensées par le dictionnaire, ne faut-il pas relativiser ces remarques qui ne concernent finalement que peu de mots ? Témoin le tableau 4 : dès lors qu'on dénombre une proportion générale de 16,97 adresses par page pour la première section des lettres A à I, de 11,44 pour la seconde partie des lettres K à Z, on constate que la proportion des adresses doubles par page est respectivement de 0,32 et 0, 20 ; or, ces premiers chiffres permettent de relativiser ceux qui concernent la proportion des cas d'adresses doubles comportant des variantes graphiques puisque sur cet ensemble, nous évaluons la proportion de celles qui ne concernent que des variantes graphiques respectivement à 0,19 et à 0,18.

    Si ces premières analyses confirment l'intérêt de l'informatique pour mieux explorer les fonctionnements cachés d'un texte, elles nous invitent aussi à la prudence par rapport à l'appréciation des faits observés, à l'exigence pour la définition des critères permettant de formaliser des situations récurrentes et elles nous conduisent surtout à affiner nos interprétations des fonctionnements implicites du texte et à relativiser en particulier tous les chiffres dont Nina Catach se méfiait avant même l'annonce officielle du projet d'information du DAF lors de la célébration du tricentenaire de la parution du Dictionnaire l'Académie française en 1994 : malgré l'intérêt indéniable de certains calculs de proportions qui valent surtout à titre indicatif ou complémentaire sans prétendre se substituer à des analyses linguistiques, on ne saurait réduire l'analyse métalinguistique d'un texte tel que celui du DAF, même sous sa forme électronique, à des décomptes risquant d'être simplistes ou de trahir l'identité du texte original, imprimé.


    Notes

    1. Cf. en février 1998 l'intervention d'I. Leroy-Turcan et T.R. Wooldridge, Québec et Montréal : « Quelques exemples des acquis de la base informatisée de la première édition du Dictionnaire de l'académie française (1694) ».

    2. « L'informatisation du Dictionnaire de l'Académie française (1694-1935) : premières analyses critiques de la première édition (1694) ».

    3. Cet échantillon réalisé sur les trois verbes-clés associés à l'indéfini plusieurs nous permet de donner des résultats significatifs sur un ensemble cohérent, ce qu'aurait exclu pour le présent travail le nombre trop lourd de séquences avec l'indéfini quelques-uns (177) qui impose un tri pour extraire la centaine d'occurrences pertinentes.

    4. Ainsi, pour les mots chauderonnier / chaudronnier, l'écart plus important entre la forme en -e- correspondant à la forme de référence CHAUDERON et la forme sans -e- correspondant à la variante constitue, dans la cohérence interne du DAF, un indice implicite d'usage plus fréquent de la forme sans -e-, ce qui est en harmonie avec la tendance observée par ailleurs dans ce genre de cas. De même, la forme arbaleste dont on comptabilise 30 occurrences en usage réel, offre un indice de vitalité qui conduit à une prudente appréciation des chiffres, en particulier pour l'unique occurrence d'arbalestier face à la forme de référence arbalestrier. Soulignons, à propos des motivations éventuelles de la mention d'une variante, que c'est l'expression figée, faire la méridienne, qui correspond à l'introduction de la variante face à la forme de référence meridiane.

    5. Cf. encore, l'exemple des graphies de cuiller: "<lc> CUILLIER </lc> , ou <sc> Cuiller </sc> . s. f. Ustensile de table dont on se sert ordinairement ..." (mais cf. 1 occurrence de la forme cueiller, s.v. CADENAS, et une de cuillere, s.v. PASSOIRE, pour 16 occurrences de la forme de référence.)