3. Modifications formelles

Nous n'étudierons pas ici tout ce qui concerne la matérialité du livre, qu'il s'agisse des bandeaux, des lettrines et des espaces ou des limites en regroupements syllabiques pour les premières syllabes (cf. supra à 1), ou des alinéas regroupant verticalement plusieurs mots sujets à un même renvoi dans 1694, alors qu'ils étaient sur une même ligne sans accolade dans 1687 (cf. GENDARME).

Nous ne reviendrons pas non plus ici sur le changement global que nous venons d'évoquer pour les mises en saillie de 1687 remplacées par des retraits pour tous les alinéas (supra, 2.3).

3.1. Typographie

Nous limiterons notre propos à l'italique et aux petites capitales.

Nous ne reviendrons pas sur les transformations déjà évoquées supra2.2.2.2) de petites capitales en italique et nous ne signalerons que les cas les plus significatifs: les corrections mettant en valeur la conscience du système sémiotique des polices de caractères.

3.1.1. Italique

L'italique est corrigée à juste titre:
  • 1. pour la conjonction de coordination ou associant deux exemples mise en italique dans 1687 et corrigée en droit dans 1694 (s.v. GAGE, 5ème alinéa).
  • 2. pour une séquence placée après la copule "pour dire", l'italique étant à la fois erronnée dans 1687 par rapport au contenu du texte et superflue par rapport à la mise en place du système de la majuscule marquant le début des séquences consacrées à un discours sur un mot ou une expression: cette situation s'explique du fait que l'exemple est rarement explicité, commenté, glosé: cf. la série d'exemples donnés s.v. GAGER: On note l'ajout dans 1694 de la majuscule (soulignée ici en gras) pour la reprise des exemples compris comme tels.

    3.1.2. Petites capitales en romain

    Nous avons signalé ci-dessus le fait que des petites capitales dans 1687 sont changées en italique dans 1694, pour des sous-adresses; cela nous conduit à introduire deux remarques: de même qu'il est difficile d'ignorer la polysémie de l'italique dans 1694, on ne peut considérer de façon univoque les petites capitales de 1687. En effet, la confrontation de plusieurs exemples enrichit nos perspectives: ainsi, opposerons-nous GAUFFRE et CONGELATION, qui disposent tous deux d'une sous-adresse en petites capitales dans 1687 et en italique dans 1694. Or le statut de ces sous-adresses n'est pas absolument identique du point de vue linguistique, ce qui nous conduit à affiner l'analyse des alinéas concernés autour des deux pôles suivants:
  • la conscience linguistique hésitante sur le traitement de l'homonymie et de la polysémie (GAUFFRE en petites capitales de 1687 n'est-il que sous-adresse ou permet-il aussi de distinguer deux mots différents, le premier "rayon de miel" et le second "pièce de pâtisserie", comme le fait parfois Menage dans son Dictionnaire Etymologique de la Langue Françoise (1694) ?);
  • des faits de dérivation sémantique plus ou moins mis en évidence (CONGELATION et GAUFFRE pour l'interprétation de l'italique, en admettant qu'elle ne fonctionne dans ce cas que comme marque de reprise d'adresse, ce qui reste à démontrer de façon absolue);
    sans négliger les faits de regroupements fondés sur une définition étymologisante (cf. S'ESBAUDIR / BAUDET) ou justifiés par elle. On signalera aussi que dans le cas de distinction nette sur le plan sémantique entre deux homonymes (cf. GREFFE en droit et en horticulture), les petites capitales sont absentes, puisqu'il n'est pas pertinent alors d'établir une hiérarchisation impliquant des liens entre les formes traitées.

    3.2. Ponctuation

    Les corrections concernant la ponctuation sont assez nombreuses de 1687 à 1694 et affectent en particulier la virgule séparant les séquences définitoires de leurs copules, ce qui montre là encore la confirmation du système mis en place dès la pré-édition. Nous ne donnerons ici à titre d'exemple qu'un seul cas de figure, significatif, car son fonctionnement est récurrent quelles que soient les expressions métalinguistiques employées (il se dit, on dit, on appelle); ainsi, s.v. GALANT:

    S.v. DEGAGÉ:

    3.3. Majuscules

    Il ne s'agira pas ici d'étudier les corrections de majuscules inopportunes ou les ajouts de majuscules oubliées dans les cas relevant de la banalité lexicale ou phraséologique: indépendamment des contraintes de langue, le Dictionnaire de l'Académie utilise la majuscule dans des fonctions très précises, comme marque de limite entre la langue et au moins deux niveaux de métalangue, en début de séquences définitoires et de séquences exemplificatrices. Nous signalerons donc ici simplement les cas principaux concernant les ajouts de majuscule dans 1694 [19].

    3.3.1. Pour une séquence définitoire, qu'elle soit en première ou en seconde position par rapport à la séquence définie en italique: en première position s.v. GAGE, GAGÉ, s.v. GLACE où l'on relève deux modifications; en seconde position s.v. GLACIAL et pour une dénomination équivalente s.v. GLAIEUL.

    3.3.2. Dans le cas d'hésitations sur le mot marqué comme limite d'un niveau de discours, ce que signifient l'ajout, le déplacement ou la suppression de majuscule. Ainsi s.v. GAGE, 4ème alinéa, 1694:

    ou encore, au 11ème alinéa: 3.3.3. Quelle importance doit-on accorder à quelques cas particuliers où la majuscule, redondante, peut être une faute ou la manifestatiuon d'hésitations des auteurs (de l'éditeur) dans la mise en place des choix typographiques: par exemple, que penser de l'association des deux systèmes, majuscule et italique, en début de séquence définitoire (cf. le cas de Qu'Ils en italique): redondance ou rivalités de systèmes avec superposition de significations plutôt que hiérarchie des signifiés?

    3.4. Système graphique

    Nous ne prendrons pas en compte ici les binomes u/v et i/j qui présentent un intérêt tout relatif étant donné les nombreuses irrégularités, même si l'on peut déterminer certaines tendances. Notre objectif n'est pas ici de donner une étude exhaustive des systèmes graphiques, mais simplement d'attirer l'attention sur la coexistence de graphies anciennes et modernes quels que soient les lieux du texte où les formes se trouvent [20]. La comparaison de 1694 nous offre alors parfois, grâce aux simples indices de fréquences, un outil précieux pour apprécier certaines graphies.

    3.4.1. Variantes

    Par exemple on trouve dans 1687 les graphies AUTHEUR (AUTHORITE), CHEUTE, ACHEPTER et DEBTE: alors que pour le premier on est convaincu du maintien conscient d'une graphie ancienne, faussement étymologisante, puisque cette graphie domine encore dans 1694 (349 occurrences de la forme autheur(s) contre 18 de la forme corrigée, auteur), dans le dernier, on doit reconnaître la présence de la forme DEBTE comme une marque possible de rédaction ancienne, puisqu'on ne retrouve dans 1694 que 4 occurrences de debte(s) contre 125 de la forme moderne dette(s). De fait, dès 1687 la forme DETTE figure comme sous-vedette de DEVOIR, suivie de la remarque "Quelques-uns escrivent encore DEBTE"; mais toutes les occurrences présentes dans les exemples ont la graphie moderne, dette, ce qui limite implicitement la valeur de la mention de la graphie ancienne.

    3.4.2. Corrections pures

    3.4.2.1. Réduction de géminée: traitter => traiter (dans 1694: 20 traitter contre 146 traiter) ou addition de géminée comme pour défense s.v. GARDE corrigé dans 1694 en deffense; de fait, une simple consultation de la base informatisée nous donne dans 1694 pour ce seul substantif 46 formes graphiées avec un -f- contre 51 avec la géminée, ce qui ne nous permet pas de proposer une interprétation des faits observés dans 1687

    3.4.2.2. Autres exemples: Gands => gants (s.v. GLACÉ): dans 1694 35 gand(s) contre 38+9 gant; debte => dette (s.v. GAGE); pasticerie => patisserie (s.v. GAUFFRE), mais plus aucune forme pasticerie dans 1694.

    3.4.3. Les incohérences graphiques

    Enfin, il paraît inutile d'insister sur les incohérences graphiques présentes au sein même de 1687, ni même de s'intéresser aux graphies corrigées de façon alléatoire. On en retrouve des exemples encore assez nombreux dans 1694. A titre indicatif, nous proposerons ici simplement sous forme de tableau la comparaison entre deux sortes de graphies présentes dans les deux exemplaires de 1687 et de 1694, ce tableau étant complété, pour le mot feuilles, par une synthèse proposée ailleurs (cf. Leroy-Turcan & Wooldridge 1998).

    Quelques éléments de comparaison entre deux pré-éditions du Dictionnaire de l'Académie françoise (1687) et la première édition de 1694.
    1687 Paris 1687 Francfort 1694 Paris
    s.v. ARTICHAUT fueilles feuilles feüilles
    s.v. ACANTHE feüilles feuilles feüilles
    mais
    vedette FEUILLE Ø FEUILLE
    renvoi FUEILLE voy. FEUILLE Ø Ø
    Remarques: 1687 F paraît moins conservatrice que 1687 P; l'incohérence graphique entre une graphie ancienne conservée dans un article et une graphie moderne pour la vedette est maintenue de 1687 à 1694.
    1687 Paris 1687 Francfort 1694 Paris
    s.v. BANQUIER negotiant negotiant negotiant
    mais
    vedette NEGOCE Ø NEGOCE
    sous-vedette NEGOCIANT (qqs-uns negotiant) Ø NEGOCIANT
    sous-vedette NEGOCIER (qqs-uns negotier) Ø NEGOCIER
    Remarques: la graphie negotiant est maintenue dans 1694, puis dans la fausse 2e édition de 1695, la correction n'étant pas signalée dans la liste de 1695; il faut attendre la 2e édition de 1718 pour trouver la forme négociant.

    On ne saurait trop insister sur l'intérêt d'une analyse comparative de l'ensemble des variantes entre les deux impressions de 1687, la pré-édition de Paris et la contrefaçon de Francfort. Outre les questions de graphie, on retrouve d'autres faits concernant la ponctuation, les majuscules, l'italique et les petites capitales, qui montrent la conscience qu'avaient les éditeurs de Francfort des fonctionnements du système typographique adopté par les académiciens; cela renforce la pertinence des analyses sémiotiques de la typographie dans le DAF. À cet égard, il serait important d'examiner dans quelle mesure la contrefaçon de Francfort a pu contribuer à la mise en place définitive du système typographique de 1694 par la logique et la cohérence des corrections apportées sur la pré-édition de Paris.

    3.5. Le cas des abréviations: un système en cours d'élaboration

    Même si l'on observe dès 1687 la présence quasi systématique des abréviations concernant les marques de catégorie grammaticale placées juste après la vedette en position codée, quel que soit le degré de la forme abrégée, par exemple pour "substantif", s., sub., ou subst., on remarque des corrections parfois paradoxales entre 1687 et 1694: ainsi, la marque s. f. "substantif féminin" largement utilisée dans tout le dictionnaire, présente de façon importante dès 1687, est-elle bizarement corrigée dans 1694 s.v. GALANTERIE et GALEACE en "sub. f."; la marque part. pass. pour GAGÉ est-elle transformée dans 1694 par la seule forme pleine participe. De même dans le corps de l'article la forme pleine, plutôt réservée aux situations discursives, signifie, présente s.v. GALAMMENT dans 1687 est abrégée dans 1694. De même pour les marques figurément et proverbialement abrégées dans 1687 peuvent-elles être développées, non plus sous la forme adverbiale, mais employées comme adjectifs, dans 1694, comme on l'a vu avec l'exemple de l'article DEGAINE (article cité supra en 1.2.1.1); cf. aussi les deux articles FORCE en annexe.

    Conclusions

    Même si l'on constate que bon nombre de corrections ont été effectuées entre 1687 et 1694, dans les graphies comme pour le reste du texte, il est indéniable que le texte de 1687, si imparfait soit-il, pose les bases des principales caractéristiques du système de fonctionnement de 1694, qu'il s'agisse de la sémiotique de la typographie, de l'organisation des différents niveaux struturels, de la macrostructure à la microstructure.

    Nous sommes donc bien en présence de deux phases rédactionnelles correspondant à un même projet fondé sur les mêmes objectifs méthodologiques, sans que la conscience linguistique des rédacteurs et relecteurs concernant la sémiotique de la typographie soit encore nettement affinée ni systématisée dans l'édition de 1687, sans que la hiérarchie microstructurelle soit parfaitement maîtrisée. Enfin, nous sommes face à deux dictionnaires représentant chacun deux générations d'Académiciens, deux synchronies différentes (cf. Leroy-Turcan 1996a). L'une correspond davantage à la première moitié du siècle dominée par son premier rédacteur, Vaugelas, l'autre, encore tributaire de cette période (il suffit de voir le nombre de mots qualifiés de "vieux" ou de vieux mots conservés avec l'ajout de la mention "il vieillit"!), est nettement tournée vers la génération des modernes (cf. la typologie des ajouts de certaines familles comme les articles gadoue, gadouard, des compléments d'exemples et de définitions).

    On ne saurait donc ignorer le rôle de cette pré-édition dans le cadre de l'analyse historique de l'édition de 1694, que ce soit dans la seule perspective de la genèse textuelle ou plus largement dans une orientation d'étude socio-culturelle ou socio-linguistique.

    Dans le vaste projet d'informatisation des huit éditions du Dictionnaire de l'Académie française, la pré-édition de 1687, si décriée en son temps comme un enfant non reconnu, ne saurait occuper une place officielle pour être intégrée à la série de la base Académie. En revanche son intérêt linguistique et dictionnairique exige une prise en compte de toutes les modifications affectant la macrostructure et la microstructure, témoins précieux, quoique partiels, d'une micro-diachronie de la genèse du texte de 1694: c'est ce que nous nous proposons de faire dans le cadre de la base critique hypertextuelle complément dynamique indispensable de la base dictionnairique proprement dite.

    [Table]


    Notes

    19. Nous ne pouvons traiter dans le cadre de cette première approche les assez nombreux cas de modifications de majuscule dans les exemples ni les cas d'absence de majuscule malgré une ponctuation forte quels qu'en soient les lieux.

    20. Même si nous sommes tentée de vérifier si les indices de fréquence des graphies anciennes correspondent au corpus des lettres rédigées par Vaugelas.