0. lntroduction

"Pour être fructueuse, la consultation des dictionnaires doit s'accompagner d'une information sur le contenu de ces répertoires, comme sur les problèmes et les pièges qu'ils dissimulent. La simple concordance chronologique entre un texte et un ouvrage de référence ne suffit pas à habiliter les renseignements fournis par ce dernier. Sans un minimum de connaissance critique on risque de se méprendre sur la portée et les limites de ces informations; elles dépendent, en effet, des problèmes lexicographiques qui se trouvaient posés à l'auteur et des solutions qu'il leur a apportées. Seule, une juste estimation de ces deux facteurs garantit le jugement qu'on peut porter sur les dictionnaires anciens et modernes tous complexes et en général mal connus." [1] Le manque a donc été senti pour la lexicographie française en général; il l'a surtout été pour ses débuts dont Ferdinand Brunot disait déjà: "Au XVIe siècle, les dictionnaires nous fournissent des matériaux, souvent utiles, aucun ne peut être considéré comme l'inventaire de la langue du temps. À partir de 1606 [le Thresor de Nicot], il en est tout autrement, et l'étude des lexiques s'impose par conséquent avec une tout autre necessité à qui veut suivre l'histoire du lexique". [2] Le "Trésor critique des lexiques du XVIIe siècle" dont il souhaite la constitution [3] sera plus tard inscrit au programme du Centre d'Étude du Vocabulaire Français de Besançon; [4] le directeur de ce centre, B. Quemada, ajoute ailleurs: "On est surpris par l'absence de monographies sur la série des remaniements d'Estienne qui, de 1539 à 1628, recèle les principales transformations ayant ouvert la voie aux réalisations monolingues". [5]

Comme l'a démontré B. Quemada, [6] l'examen des pièces liminaires est indispensable à la connaissance des dictionnaires. Qui plus est, la comparaison des titres et préfaces, de différents lexiques comme des différentes éditions d'un même dictionnaire, est nécessaire pour établir des filiations. En confrontant ces pièces avec le texte du dictionnaire, on arrive à une plus juste appréciation de la contribution originale de tel ou tel lexicographe, et à rendre compte de déclarations trompeuses parce qu'elles sont héritées.

Dans l'étude que nous faisons du Thresor de la langue françoyse et des dictionnaires apparentés, nous laissons parler autant que possible le lexicographe, non seulement dans les pièces liminaires (c'est plus souvent l'imprimeur que l'auteur qui y prend la parole), mais également, et surtout, dans le texte du dictionnaire. Nicot est un des lexicographes les plus intéressants à cet égard, car à une métalangue explicite créée presque de toutes pièces, il joint un discours 'métalexicographique', celui de l'énonciation, (par exemple: "NEVTRE ... est mot grammatical dont i'ay souuent vsé aux verbes en ce Dictionaire"). Dans les fréquentes citations que nous faisons du Thresor, du Dictionaire françois-latin ou d'autres lexiques de l'époque, nous respectons intégralement l'orthographe originale, à l'exception de certains caractères employes dans la justification, tels le tilde que nous remplaçons par la consonne nasale appropriee, ou '9' utilisé à la place de la terminaison '-us'. [7]

Contrepartie des déclarations de l'auteur, la réaction de l'usager fait également l'objet d'une étude qui s'inspire en partie de modèles élaborés par A. Rey et J. Rey-Debove. [8] Il s'agit de l'usager d'aujourd'hui, le seul dont nous partagions la compétence.

La typologie des ouvrages combine les deux points de vue, celui du lexicographe et celui de l'utilisateur.

0.1. Déficiences des dictionnaires

0.1.1. En général

"Je place au premier rang des plus honorables ouvriers de la littérature les grammairiens, les lexicographes, les dictionnaristes. Si leurs dictionnaires sont mauvais, ce n'est presque jamais leur faute. C'est d'abord celle de la langue, qui n'est pas bien faite." L'opinion de Charles Nodier [9] n'est pas partagée par la plupart des historiens de la lexicographie qui attribuent volontiers les insuffisances de celle-ci à ses praticiens, et à qui il arrive d'aller avec l'abbé Bellet jusqu'à se demander "si [les dictionnaires] se multiplient aujourd'hui pour le progrès ou pour la ruine des lettres". [10]

Les critiques modernes, plus objectifs, s'attacheront plutôt à l'examen des types et des méthodes des realisations lexicographiques, et noteront, par exemple, que "Beaucoup de dictionnaires /./ fournissent aux usagers le tableau d'une langue qui était déjà périmée". [11]

0.1.2. Le XVIe siècle et le début du XVIIe siècle

C'est la première période de la lexicographie française qui soulèvera le plus grand nombre de critiques, et le côté archaïque des répertoires ne manquera pas d'être observé. [12] Celui-ci est dû en partie au plagiat et à la contrefaçon qui à cette époque sont "d'usage, pour ne pas dire de règle", [13] dû aussi à la manie de compiler, faute d'une méthode scientifique. "Car les hommes de ce temps, s'ils ont compilé -- s'ils ont avant tout compilé, s'ils ont presque uniquement compilé -- c'est que, pour conquérir les secrets du monde, pour forcer la nature dans ses retraites, ils n'avaient rien: ni armes, ni outils, ni plan d'ensemble." [14] Comment, en effet, parler de méthode rigoureuse dans un siècle où il y a "partout: fantaisie, imprécision, inexactitude. Le fait d'hommes qui ne savent même pas leur âge exactement"? [15] La "variation continuelle" de la langue [16] ne faisant que refléter le climat intellectuel, un Tory fera remarquer l'absence d'une grammaire, [17] un Du Bellay celle d'un vocabulaire philosophique, [18] ou encore en 1579, un Joubert, à l'exemple d'un Dubois ou d'un Meigret, qualifiera l'orthographe de cacographie. [19] Le concept même de syntaxe est imprécis avant le XVIIe siècle. [20]

A-t-on donc le droit de s'étonner de ce que "les Dictionnaires /./ sont si mal ordonnez" [21] et ont de nombreuses lacunes? "De ce qu'ils ne contiennent pas un mot, il n'y a rien à conclure." [22] "La langue française était loin d'être pauvre /./ Seulement sa richesse n'était pas ordonnée et organisée. Personne n'en avait fait un inventaire complet, personne ne pouvait la connaître tout entière." [23] Ainsi, pauvreté apparente, richesse réelle; décalage qui se retrouve dans une certaine mesure dans les dictionnaires du temps. D'une part ils présentent une nomenclature lacunaire; d'autre part ils font suivre les entrées d'un certain nombre de développements lexicographiques -- définitions, commentaires, exemples d'emploi. Or il se trouve que plus les articles sont longs, plus ils risquent de receler des termes qui manquent aux entrées. On parlera alors, d'une part, de la nomenclature consultable, d'autre part, des découvertes de lecture.

0.1.3. Les découvertes de lecture

Ce dernier phénomène, reconnu pour la première période de la lexicographie française au moins depuis le début de ce siècle, [24] est loin d'y être particulier. Aucun dictionnaire contenant des développements lexicographiques rédigés dans la langue d'entrée n'y échappe. À titre d'exemple, nous donnons ci-dessous un relevé de quelques mots ainsi dissimulés dans les principaux répertoires de la langue française depuis le XVIe siècle jusqu'à nos jours:

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