1.1. Les éditions d'Estienne

En l'espace de neuf ans, Robert Estienne créa trois dictionnaires qui firent date dans les lexicographies latine et française: le Latinae linguae Thesaurus, le Dictionarium latinogallicum (DLG) et le Dictionaire francoislatin (DFL).

1.1.1. Le dictionnaire latin-français

Prié de rééditer le Dictionarium de Calepinus et constatant le caractère chaotique de celui-ci, Estienne, apres avoir tenté en vain de trouver quelque érudit qui acceptât de le faire, se décida enfin à s'appliquer lui-même à la confection d'un dictionnaire ordonné du latin classique illustré par les meilleurs auteurs de la bonne latinité et expliqué par les commentateurs les plus sûrs, répondant ainsi à un besoin vivement ressenti. [
4] En 1531, parut donc le Dictionarium, seu Latinae linguae Thesaurus, Non singulas modò dictiones continens, sed integras quoque latinè & loquendi, & scribendi formulas ex optimis quibusque authoribus accuratissimè collectas. Cum Gallica ferè interpretatione. Dans une deuxième préface explicative, Estienne expose sa méthode: mots et séquences phraséologiques sont donnés avec interprétation et surtout illustration tirée d'un auteur classique; les mots-vedettes sont suivis d'indications grammaticales -- formes de conjugaison pour les verbes, le genre et le génitif pour les noms -- et classés par ordre alphabétique avec regroupements dérivationnels; les séquences se divisent en tours de construction ("vt cum dicimus, Timeo te: Timeo tibi") et locutions ("vt Facere argentariam: Facere bellum") et sont rangées à leur tour alphabétiquement; les différentes acceptions d'un terme sont distinguées; les interprétations françaises (dues en bonne partie à Estienne) ne sont introduites que lorsqu'une explication latine accréditée fait défaut. [5] Pour ce qui est du public auquel il destine son ouvrage, notons d'abord qu'Estienne s'adresse, dans la première préface, à ses "studiosis lectoribus"; ensuite et surtout dans la deuxième préface, il se donne beaucoup de peine à faire valoir l'importance des citations des classiques et du recours aux seuls commentaires sûrs, accentuant ainsi le coté érudit de son oeuvre; ce n'est qu'en feuilletant le texte du dictionnaire que l'on retrouve des éléments aptes à servir un grand public d'étudiants: loin de se limiter aux seuls contextes difficilement explicables en latin, les interprétations françaises abondent là où elles ne sont pas strictement nécessaires. [6]

L'ambiguïté est levée dans la deuxième édition du Thesaurus donnée en 1536. La formule "Cum Gallica ferè interpretatione" est supprimée et remplacée par la liste des écrivains latins (Caton, Varron, Jules César, Cicéron, Tite-Live, etc.) introduits pour illustrer les mots et les séquences. La première préface explicite la nature mixte de la première édition conçue de manière que "docti pariter & indocti" pussent en tirer profit. [7] Répondant aux critiques que lui avaient adressées plusieurs de ses lecteurs érudits au sujet de la place considérable consacrée au français, Estienne réduit celle-ci en attendant de lui donner une importance plus grande dans le Dictionarium latinogallicum qu'il projette déjà. [8]

Celui-ci paraît, en effet, deux ans plus tard, en 1538. C'est un abrégé du Thesaurus: sont omis principalement les mots peu fréquents ou désuets, et la mention d'écrivains et d'autorités. [9] Dans la préface, l'auteur avoue la difficulté qu'il a éprouvée à tout traduire en français et, en effet, bien que le nombre d'interprétations françaises soit bien plus grand qu'en 1536, le texte du dictionnaire montre néanmoins de nombreuses lacunes dans ce domaine. Dans ce travail de traduction, Estienne aurait sollicité l'aide d'hommes lettrés -- philosophes, jurisconsultes, médecins, poètes, et grammairiens. [10]

Une deuxième bifurcation dans l'oeuvre lexicographique d'Estienne donne lieu en 1539 à un dictionnaire français-latin dont nous aurons à parler dans la section suivante. Le Dictionarium latinogallicum "multo locupletius" [11] est réédité en 1546 pour répondre à la troisième édition augmentée du Thesaurus. [12] Le caractère littéraire du latin est réaffirmé par la mention dans le texte des sources. [13] On accorde au français une plus grande attention qu'en 1538, cherchant à rendre correctement le sens du latin, surtout dans le cas d'emplois métaphoriques, plutôt que de donner une traduction servilement littérale. [14] Ce soin apporté au francais présage le rôle dominant qu'il jouera dans le Dictionaire françois-latin à partir de 1549 (voir 1.1.2.2).

Avant de quitter le dictionnaire latin-français, on pourrait utilement se faire une idée des dimensions du français qu'il renferme et de la proportion qui passe d'une édition dans l'autre et de là dans le Dictionaire françois-latin. Soit l'échantillonnage Aba-Abl, Aca du Thesaurus 1531 et 1536 et du DLG 1538 et 1546:

                1531        -> 1536         -> 1538         ->
1546

Mots fr.         787            639            1423            2175
(Mots lat.)     3377           8947            1843            2950
Alinéas lat-fr.  107            120             216             276
(Alinéas lat.)    51            151              74             109
Équivalents fr.  152 dont 42 -> 176
                                    dont 131 ->
                      "   21 -----------------> 301 dont 256 ->
                                     "     4 ----------------->
                      "    5 ---------------------------------> 423
Mots fr. par
  équivalent    5,19           3,63            4,73           
5,15
Mesure quantitative du français et du latin dans DLG et DFL
articles en Aba- à Abl-, Aca-.

Notons d'abord que la place réduite du français annoncée dans la préface de 1536 se traduit d'une part dans le nombre de mots par équivalent (5,19 en 1531, 3,63 en 1536), et d'autre part dans les rapports "mots français / mots latins" et "alinéas contenant du français / alinéas sans français". Le français retrouve ses droits dans le DLG. Pour ce qui est des équivalents, seulement 28% (42/152) de ceux de 1531 passent dans 1536, tandis que 74% (131/176) vont de 1536 dans 1538, et 85% (256/301) des équivalents de 1538 dans 1546. On peut noter que 1538 reprend 21 des équivalents de 1531 délaissés par 1536, et 1546 encore 5 autres. N'empêche que plus de la moitié de ses équivalents (55%) ne sortent pas de 1531. Si on ajoute à cela que sur les 68 qui lui sont empruntés, 49 sont modifiés en cours de route, [15] on verra qu'il y a une quantité considérable de vocabulaire français -- plus de 400 mots dans notre échantillonnage -- qui reste enfermé dans 1531 (et un volume moindre dans les autres éditions du dictionnaire latin-français). En ce qui concerne la proportion d'équivalents français qui passent dans le Dictionaire francoislatin, l'échantillon réduit Aba révèle que sur les 22 équivalents de 1538, 20 passent dans le DFL de 1539 (mais aucun de ceux -- 12 -- que 1538 néglige dans 1531 et 1536); [16] en revanche, pour le même échantillon, sur les 14 équivalents que 1546 ajoute à 1538, seuls 2 se retrouvent dans la deuxième edition du DFL de 1549. Ce rapport inverse entre les premières et les deuxièmes éditions des dictionnaires bilingues, quoique indiqué de façon très sommaire et peu concluante ici, se verra corroboré à 3.4 par l'estimation de sa contrepartie: la dette respective des DFL de 1539 et de 1549 envers les DLG de 1538 et de 1546, [17] et expliqué par l'émancipation conceptuelle de DFL 1549. [18]

1.1.2. Le Dictionaire françois-latin

1.1.2.1. L'édition de 1539

Si le Thesaurus d'Estienne a marqué le commencement de la lexicographie latine moderne, son Dictionaire Francoislatin contenant les motz & manieres de parler Francois, tournez en Latin de 1539, "premier relevé alphabétique de mots français suivis, outre leur équivalent latin, de développements en langue nationale", [19] n'en fait pas moins pour la française. Pourtant, quoique la forme essentielle du dictionnaire français y soit établie, l'intention ne naîtra que plus tard (voir 1.1.2.2). En fait, la première édition de 1539 [20] n'est que le pendant du DLG de 1538, étant d'autant plus connue pour l'étude du latin que c'en est l'inversion, [21] avec quelques additions à la partie française (cf. 2.1.1.1, note 7). La destination de l'ouvrage, ainsi que celles des dictionnaires latins qui l'ont précédé, est clairement énoncée par l'auteur dans la préface:

Ce qui peut se schématiser comme suit: 1.1.2.2. L'édition de 1549

Le dictionnaire de 1539 avait eu beau être fait pour les latinistes, son effet fut tout autre: "tel qu'il auoit peu sortir de son imprimerie pour la premiere fois, il auoit esté soingneusement recueilly & apporté vne vtilité grande à tous desirants entendre la proprieté de la langue Francoyse", [23] écrira en 1564 Jacques Dupuys, et il ajoutera que, sensible à la reaction de son public, Estienne, à partir de la deuxième édition, "deliberoit mettre le Dictionnaire Francois-Latin des premiers". [24] Ainsi, la conception vient rejoindre la forme déjà en partie acquise comme le montre à l'evidence la préface de l'édition de 1549: a) on ajoute de nombreux mots sans équivalent, ni équivalence, latin; b) l'auteur demande à ses lecteurs d'en chercher d'autres "es Rommans & bons autheurs Francois"; c) il a ajouté, en français, "l'explication de la pluspart des mots difficiles, d'ou pourroyent auoir este ainsi nommez: ou de quel autre langaige prins & mis en vsage Francois: laissans tousiours aux lecteurs leur meilleur iugement, & contens par ce commencement les auoir seulement incitez de plus pres auoir esgard a leur langue"; d) enfin, l'auteur dit à son "studieux Lecteur" que son livre marque le commencememnt d'un travail qui sera le fait de tous et qui aura pour but de dresser, en observant l'usage de la langue française, "certaines reigles tant pour l'intelligence des mots, que pour la droicte escripture d'iceulx" à l'exemple des auteurs grecs et latins. [25] Autrement dit, Estienne envisage un dictionnaire du français, fait pour les Français, par les Français. Nous sommes maintenant loin de retrouver le simple reflet du Dictionarium latinogallicum, bien que, selon "la règle des Estienne", [26] celui-ci ait été réédité en 1546. [27]

L'appel à l'aide ne se limite pas à la seule préface. Après le texte du dictionnaire, se trouve, non annoncé dans les parties liminaires du livre, un ensemble de trois appendices portant la notice globale suivante:

Suivent effectivement: a) une liste alphabétique de "mots & manieres de parler appartenans a la Venerie"; [29] b) une autre liste semblable d'"Aucuns mots & manieres de parler appartenans a la Fauconnerie ou Volerie"; [30] c) un extrait de six pages "Ex posteriore libro Philologiae Budaei" intitulé "De Venatione" où on voit dans la marge un certain nombre de repères en français servant à indiquer la matière des paragraphes, dont les deux derniers, qui traitent de la fauconnerie, sont intitulés à part des précédents "De Aucupio". [31]

Les emprunts faits à Budé dans la confection de l'édition de 1549 seraient loin, pourtant, de s'orienter uniquement vers le français. Sa contribution la plus importante semble, en effet, viser le latin, puisque la préface nous dit que "le plus grand nombre des mots Latins bien exposez icy en Francois, sont de feu monsieur Budé", [32] dont seulement une partie, "ceulx que depuis sa mort auons transcript d'aucuns de ses liures a nous par ses enfans communiquez", sont marqués d'un B., mais cela "presque en chasque page". [33] Il ne faut pas oublier que l'humaniste Estienne passait le plus clair de son temps à s'occuper des langues anciennes [34] et était un disciple de Budé, "le lustre de ce royaume", [35] "qui sur tous autres, & entre autres dons a eu cestuy ... de bien entendre les mots & manieres de parler tant Greques que Latines: & les Greques bien & proprement expliquer en Latin, Et les Latines en Grec, ou en Francois: tellement qu'il n'est memoire de son pareil". [36]

Complétons le tableau extra-textuel de cette deuxième édition du Dictionaire francoislatin en notant l'annonce dans la préface de l'addition de noms de lieux (presque totalement absents de la première), pour lesquels "on a peu trouuer les noms Latins correspondants" -- il s'agit donc d'éléments également bilingues -- et la présence dans un quatrième appendice, à la suite de ceux déjà mentionnés ci-dessus, d'"Aucuns mots omis", supplément généralement bilingue de même nature que les items du dictionnaire. [37]

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