L'ambiguïté est levée dans la deuxième édition du Thesaurus donnée en 1536. La formule "Cum Gallica ferè interpretatione" est supprimée et remplacée par la liste des écrivains latins (Caton, Varron, Jules César, Cicéron, Tite-Live, etc.) introduits pour illustrer les mots et les séquences. La première préface explicite la nature mixte de la première édition conçue de manière que "docti pariter & indocti" pussent en tirer profit. [7] Répondant aux critiques que lui avaient adressées plusieurs de ses lecteurs érudits au sujet de la place considérable consacrée au français, Estienne réduit celle-ci en attendant de lui donner une importance plus grande dans le Dictionarium latinogallicum qu'il projette déjà. [8]
Celui-ci paraît, en effet, deux ans plus tard, en 1538. C'est un abrégé du Thesaurus: sont omis principalement les mots peu fréquents ou désuets, et la mention d'écrivains et d'autorités. [9] Dans la préface, l'auteur avoue la difficulté qu'il a éprouvée à tout traduire en français et, en effet, bien que le nombre d'interprétations françaises soit bien plus grand qu'en 1536, le texte du dictionnaire montre néanmoins de nombreuses lacunes dans ce domaine. Dans ce travail de traduction, Estienne aurait sollicité l'aide d'hommes lettrés -- philosophes, jurisconsultes, médecins, poètes, et grammairiens. [10]
Une deuxième bifurcation dans l'oeuvre lexicographique d'Estienne donne lieu en 1539 à un dictionnaire français-latin dont nous aurons à parler dans la section suivante. Le Dictionarium latinogallicum "multo locupletius" [11] est réédité en 1546 pour répondre à la troisième édition augmentée du Thesaurus. [12] Le caractère littéraire du latin est réaffirmé par la mention dans le texte des sources. [13] On accorde au français une plus grande attention qu'en 1538, cherchant à rendre correctement le sens du latin, surtout dans le cas d'emplois métaphoriques, plutôt que de donner une traduction servilement littérale. [14] Ce soin apporté au francais présage le rôle dominant qu'il jouera dans le Dictionaire françois-latin à partir de 1549 (voir 1.1.2.2).
Avant de quitter le dictionnaire latin-français, on pourrait
utilement se faire une idée des dimensions du français qu'il
renferme et de la proportion qui passe d'une édition dans l'autre et
de là dans le Dictionaire françois-latin. Soit
l'échantillonnage Aba-Abl, Aca du Thesaurus 1531 et 1536 et
du DLG 1538 et 1546:
Notons d'abord que la place réduite du français
annoncée dans la préface de 1536 se traduit d'une part dans
le nombre de mots par équivalent (5,19 en 1531, 3,63 en 1536), et
d'autre part dans les rapports "mots français / mots latins" et
"alinéas contenant du français / alinéas sans
français". Le français retrouve ses droits dans le DLG.
Pour
ce qui est des équivalents, seulement 28% (42/152) de ceux de 1531
passent dans 1536, tandis que 74% (131/176) vont de 1536 dans 1538, et 85%
(256/301) des équivalents de 1538 dans 1546. On peut noter que 1538
reprend 21 des équivalents de 1531 délaissés par 1536,
et 1546 encore 5 autres. N'empêche que plus de la moitié de ses
équivalents (55%) ne sortent pas de 1531. Si on ajoute à cela
que sur les 68 qui lui sont empruntés, 49 sont modifiés en
cours de route, [15] on
verra qu'il y a une
quantité considérable de vocabulaire français -- plus
de 400 mots dans notre échantillonnage -- qui reste enfermé
dans 1531 (et un volume moindre dans les autres éditions du
dictionnaire latin-français). En ce qui concerne la proportion
d'équivalents français qui passent dans le Dictionaire
francoislatin, l'échantillon réduit Aba
révèle que sur les 22 équivalents de 1538, 20 passent
dans le DFL de 1539 (mais aucun de ceux -- 12 -- que 1538
néglige
dans 1531 et 1536); [16]
en revanche, pour le
même échantillon, sur les 14 équivalents que 1546 ajoute
à 1538, seuls 2 se retrouvent dans la deuxième edition du
DFL
de 1549. Ce rapport inverse entre les premières et les
deuxièmes éditions des dictionnaires bilingues, quoique
indiqué de façon très sommaire et peu concluante ici,
se verra corroboré à 3.4 par l'estimation de sa contrepartie:
la dette respective des DFL de 1539 et de 1549 envers les DLG de
1538 et de
1546, [17] et
expliqué par
l'émancipation conceptuelle de DFL 1549. [18]
Si le Thesaurus d'Estienne a marqué le commencement de la
lexicographie latine moderne, son Dictionaire Francoislatin contenant les
motz & manieres de parler Francois, tournez en Latin de 1539, "premier
relevé alphabétique de mots français suivis, outre leur
équivalent latin, de développements en langue
nationale", [19] n'en fait
pas moins pour la
française. Pourtant, quoique la forme essentielle du dictionnaire
français y soit établie, l'intention ne naîtra que plus
tard (voir 1.1.2.2). En fait, la première
édition de
1539 [20] n'est que le
pendant du DLG de 1538,
étant d'autant plus connue pour l'étude du latin que c'en est
l'inversion, [21] avec
quelques additions
à la partie française (cf. 2.1.1.1, note 7). La destination
de l'ouvrage, ainsi que celles des dictionnaires latins qui l'ont
précédé, est clairement énoncée par
l'auteur dans la préface:
Le dictionnaire de 1539 avait eu beau être fait pour les latinistes,
son effet fut tout autre: "tel qu'il auoit peu sortir de son imprimerie
pour la premiere fois, il auoit esté soingneusement recueilly &
apporté vne vtilité grande à tous desirants entendre
la proprieté de la langue Francoyse", [23] écrira en 1564 Jacques
Dupuys, et il ajoutera
que, sensible à la reaction de son public, Estienne, à partir
de la deuxième édition, "deliberoit mettre le Dictionnaire
Francois-Latin des premiers". [24] Ainsi, la
conception vient rejoindre la forme déjà en partie acquise
comme le montre à l'evidence la préface de l'édition
de 1549: a) on ajoute de nombreux mots sans équivalent, ni
équivalence, latin; b) l'auteur demande à ses lecteurs d'en
chercher d'autres "es Rommans & bons autheurs Francois"; c) il a
ajouté, en français, "l'explication de la pluspart des mots
difficiles, d'ou pourroyent auoir este ainsi nommez: ou de quel autre
langaige prins & mis en vsage Francois: laissans tousiours aux lecteurs leur
meilleur iugement, & contens par ce commencement les auoir seulement incitez
de plus pres auoir esgard a leur langue"; d) enfin, l'auteur dit à
son "studieux Lecteur" que son livre marque le commencememnt d'un travail
qui sera le fait de tous et qui aura pour but de dresser, en observant
l'usage de la langue française, "certaines reigles tant pour
l'intelligence des mots, que pour la droicte escripture d'iceulx" à
l'exemple des auteurs grecs et latins. [25]
Autrement dit, Estienne envisage un dictionnaire du français, fait
pour les Français, par les Français. Nous sommes maintenant
loin de retrouver le simple reflet du Dictionarium latinogallicum,
bien que, selon "la règle des Estienne", [26] celui-ci ait été
réédité en 1546. [27]
L'appel à l'aide ne se limite pas à la seule préface.
Après le texte du dictionnaire, se trouve, non annoncé dans
les parties liminaires du livre, un ensemble de trois appendices portant la
notice globale suivante:
Les emprunts faits à Budé dans la confection de
l'édition de 1549 seraient loin, pourtant, de s'orienter uniquement
vers le français. Sa contribution la plus importante semble, en
effet, viser le latin, puisque la préface nous dit que "le plus grand
nombre des mots Latins bien exposez icy en Francois, sont de feu monsieur
Budé", [32] dont
seulement une partie,
"ceulx que depuis sa mort auons transcript d'aucuns de ses liures a nous par
ses enfans communiquez", sont marqués d'un B., mais cela "presque en
chasque page". [33] Il ne
faut pas oublier que
l'humaniste Estienne passait le plus clair de son temps à s'occuper
des langues anciennes [34]
et était un
disciple de Budé, "le lustre de ce royaume", [35] "qui sur tous autres, & entre
autres dons a eu cestuy
... de bien entendre les mots & manieres de parler tant Greques que Latines:
& les Greques bien & proprement expliquer en Latin, Et les Latines en Grec,
ou en Francois: tellement qu'il n'est memoire de son pareil". [36]
Complétons le tableau extra-textuel de cette deuxième
édition du Dictionaire francoislatin en notant l'annonce dans
la préface de l'addition de noms de lieux (presque totalement absents
de la première), pour lesquels "on a peu trouuer les noms Latins
correspondants" -- il s'agit donc d'éléments également
bilingues -- et la présence dans un quatrième appendice,
à la suite de ceux déjà mentionnés ci-dessus,
d'"Aucuns mots omis", supplément généralement bilingue
de même nature que les items du dictionnaire. [37]
[Suite] -- [Table
des matières]
1531 -> 1536 -> 1538 ->
1546
Mots fr. 787 639 1423 2175
(Mots lat.) 3377 8947 1843 2950
Alinéas lat-fr. 107 120 216 276
(Alinéas lat.) 51 151 74 109
Équivalents fr. 152 dont 42 -> 176
dont 131 ->
" 21 -----------------> 301 dont 256 ->
" 4 ----------------->
" 5 ---------------------------------> 423
Mots fr. par
équivalent 5,19 3,63 4,73
5,15
articles en Aba- à Abl-,
Aca-.1.1.2. Le Dictionaire françois-latin
1.1.2.1. L'édition de 1539
Pour ce que la profession de nostr'art nous enhorte a faire tousiours
quelque chose qui soit vtile en general a tous ceulx qui entendent
au faict des lettres: ou pour le moins duisant aux apprentiz pour
lesquelz il fault d'autant plus soigner, qu'ilz ont greigneur besoing
de secours, que ceulx qui ont acquiz quelque ruze, & peuuent d'eulx
mesmes, sans l'aide d'autruy, passer par les destroictz de la langue
Latine: A ceste cause apres auoir mis en lumiere le grand Thresor
d'icelle langue, lequel peult seruir a toutes gens de quelque hault
scauoir qu'ilz soyent garniz: nous auons mis cueur & entente au
soulagement de la ieunesse Francoise, qui est sur son commencement
& bachelage de literature. Si leur auons faict deux liures: L'ung
commenceant par les motz Latins deschiffrez en Francois: qui fut
publie des l'annee precedente. L'autre est cestuy cy qui va prenant
les motz de la langue Francoise, les mettant apres en Latin tout au
plus pres qu'il s'est peu faire. [22]
Ce qui peut se schématiser comme suit:
1.1.2.2. L'édition de 1549
Aucuns mots & manieres de parler appartenans a la Venerie, rendus en
mots Latins en partie, le mieulx qu'on a peu pour le present, prins
du second liure de la Philologie de monsieur Budé: duquel bien
entendu, aussi de ce present liure (ou beaucoup de mots de la dicte
Venerie & Fauconnerie sont espars) on pourra supplier ce qu'apresent
default, principalement a la Venerie: car de la Fauconnerie a peu
traicté le dict seigneur Budé. Duquel a la fin de tout
auons mis de suyte les mots Latins exprez: a fin que par ce moyen le
lecteur plus aiseement entende la dicte Venerie, & rende a chasque
mot Latin son Francois. Prians tous ceulx qul en Venerie &
Fauconnerie sont experimentez, corriger & aduertir l'Imprimeur de ce
qu'ils trouueroyent mal entendu en ce present abbregé:
estimans que ceci n'est mis sinon pour induire & inciter tous a le
mettre en aucune perfection. [28]
Suivent effectivement: a) une liste alphabétique de "mots & manieres
de parler appartenans a la Venerie"; [29] b) une
autre liste semblable d'"Aucuns mots & manieres de parler appartenans a la
Fauconnerie ou Volerie"; [30] c) un extrait de
six pages "Ex posteriore libro Philologiae Budaei" intitulé "De
Venatione" où on voit dans la marge un certain nombre de
repères en français servant à indiquer la
matière des paragraphes, dont les deux derniers, qui traitent de la
fauconnerie, sont intitulés à part des
précédents "De Aucupio". [31]