1.2. Les éditions de Dupuys
Estienne n'a pu donner de troisième édition de son
dictionnaire français-latin, quoi qu'il en eût l'intention.
Dans la préface française de la réédition
genevoise de 1557 de ses deux abrégés bilingues, [38] il
dit: "De ces deux livrets te pourras aider, pendant que travaillerons a
revoir nostre Latinogallicum, & le grand Dictionaire Francois Latin, ne
cessans d'amender tout ce qu'autresfois avions commencé pour le
prouffit public concernant nostre langue Francoise". [39] Mort deux ans
après, il n'a pu réaliser son ambition, et ce sont son
beau-frère, [40]
Jacques Dupuys, et Jean
Macé, un parent
éloigné, [41] qui prennent la
relève.
1.2.1. Thierry 1564
La continuité de l'oeuvre est exposée dans l'avertissement que
Dupuys imprime en tête de l'édition de 1564:
Ainsi, l'oeuvre reste dans la famille puisque Jean Thierry "homme de
grande erudition" [45]
est un ancien
habitué de l'imprimerie
stéphanienne, ayant collaboré, par exemple, à la
troisième édition du Thesaurus. [46] Suivant les
bons principes établis par son prédécesseur, Dupuys
reconnaît la source des additions (mentionnée également
sur le titre et dans l'épître dédicatoire) qui sont
faites dans l'esprit de celles de 1549. [47]
La responsabilité de cette édition aurait été,
pourtant, partagée, si on peut ajouter foi au privilège qui
préface les exemplaires qui paraissent chez Jean Macé.
Celui-ci avait déjà obtenu le 19 août 1561 un
privilège
pour faire imprimer le Dictionaire francoislatin qu'il avait "faict
reuoir, recorriger, amplifier & augmenter par plusieurs gens
doctes". [48] Cela nous
amènerait donc
à croire que ce
fut plutôt Macé qui "recouvra" le premier l'exemplaire
laissé à Paris en 1550 [49] par
Estienne pour le donner
à revoir à l'équipe Thierry. Une fois le travail de
révision terminé (il s'agit en fait de pure augmentation, nous
le verrons dans le chapitre 2), Macé aurait donné la copie
à Dupuys à imprimer. De la sorte, ce serait Macé
l'instigateur de l'édition, Thierry (avec l'aide d'autres) l'auteur
des augmentations, et Dupuys l'imprimeur-éditeur.
On remarque un certain nombre de différences liminaires entre les
deux parutions de l'impression faite par Dupuys. Celle de Dupuys est
préfacée d'un avertissement et d'une épître
dédicatoire (cf. plus haut) tous deux de lui, la dernière
signée "I. Dupuys", tandis que la version qui paraît chez
Macé porte un privilège (cf. plus haut) à la place de
l'avertissement, et les seules initiales "I.D.P." à la fin de la
dédicace.
Cette dernière ouvre au dictionnaire des horizons nouveaux.
Adressée à "Monseigneur Iean Georges Palatin du Rhin, Duc de
la haulte & basse Bauiere, Viconte de VValdent, & c.", la dédicace
de Dupuys revendique pour le dictionnaire
vne vtilité grande à tous desirants entendre la
proprieté de la langue Francoyse, de laquelle on veoit
plusieurs estrangers, voire Princes & grands Seigneurs voisins de la
France auiourdhuy merueilleusement estudians, ... auquel lisants es
liures Francois, s'il se presente a eus quelque diction plus obscure
& non entendue, ils puissent auoir recours pour trouuer sans grand
ennuy ne peine l'explication & propre intelligence de tous mots,
mesmes les plus fascheus de ladicte langue Francoyse & esloingnez de
l'vsage commun. Car ie puis dire qu'il n'y a ne science ne art ne
mestier desquels les propres & plus particuliers mots ... n'y soient
diligemment & proprement expliquez ... Chose laquelle estant de soy
tant recommandable & proffitable qu'vn chascun scait m'a
principalement incité à r'imprimer ledit
liure. [50]
La plupart des exemplaires des deux parutions contiennent en appendice
toutes les sections annexées au DFL de 1549 [51] à
l'exception de la dernière, "Aucuns mots omis", qui sont
incorporés à leur place dans le texte du dictionnaire. Les
autres appendices sont d'ailleurs annoncés pour la première
fois sur le titre. [52] La
version de Macé
reparaît chez
lui l'année suivante.
1.2.1.1. Le Frere 1572
Le même dictionnaire sans les parties liminaires de 1564 est
réimprimé en 1572 et paraît chez divers libraires
parisiens. [53] La seule
nouveauté est un
appendice
supplementaire, "Recueil des propres noms modernes de la geographie,
confrontez aux anciens par ordre alphabétique ... par Iean le Frere,
de L'Aual", qui n'a aucune suite dans l'histoire du dictionnaire
français-latin. [54]
Pendant ce temps, Jacques Dupuys préparait une
réédition du Dictionaire françois-latin.
L'impression mercenaire [55] de 1572 le porte
à le mettre sous
presse avant terme:
n'ay voulu ... plus auant differer de vous communiquer ... ce que
i'ay fait extraire de plusieurs escripts de M. Nicot ... concernant
le faict & pourpris de cedict Dictionaire, qui en est augmenté
d'un tiers plus qu'il n'estoit en madicte premiere
impression. [56] Et
si la precipitation
d'iceulx ne m'eust quasi
osté des poings ceste presente augmentation, qui par moy a
esté mise en cedict Dictionaire, i'eusse retiré encores
du mesme endroit plusieurs choses qui eussent indubitablement rendu
ce Dictionaire au plus pres de la perfection qu'on luy peult
desirer. [57]
Dupuys s'avoue l'éditeur unique cette fois; la suite de la
préface donne quelques précisions sur la nature des
augmentations de 1573:
a) "tous les mots concernant le faict de la nauigation, soit en
fabrication & equipage de nauires de port & de guerre, ou en vens,
ou en cas & accidens aduenans sur la mer: le tout prins d'un
Traité redigé par ledict seigneur Nicot, De la
fabrication de ses nauires en l'aduis & subiect de plusieurs Pilotes
& maistres de nauires";
b) "les mots de la Venerie & Faulconnerie, & en plus grande
quantité, meilleur ordre & assiette que n'estoit en madicte
premiere impression des susdicts"
-- les deux premiers appendices de E 1549-T 1564 sont incorporés dans
l'ordre alphabétique du dictionnaire qui serait accru par l'addition
d'autres mots du même ordre;
c) "en plusieurs & diuerses autres matieres vous y trouuerez telle
addition de mots, & mesmes explication d'iceulx, que de la
melioration que i'y ay faict faire, ie n'en veux autres iuges ne
tesmoings que ceulx mesmes qui m'ont voulu preuenir". [58]
Dupuys écoute ses lecteurs aussi et il joue en 1573 le rôle que
Macé aura joué en 1564 -- faire revoir le dictionnaire par
d'autres. Le titre de 1573 contient d'ailleurs une formule analogue à
celle de 1564 parlant de Thierry: "DICTIONAIRE FRANCOIS-LATIN (AVGMENTE ...
d'infinies Dictions Françoises) ... Recueilli des obseruations de
plusieurs hommes doctes: entre autres de M. Nicot".
Par "la perfection qu'on luy peult desirer" (cf. la préface
citée plus haut), Dupuys s'explique de deux façons
différentes. Sur le titre, il annonce que le dictionnaire est
maintenant "reduit à la forme et perfection des Dictionaires
Grecs, & Latins", formule purement publicitaire, puisque dans la
préface (moins visible) il dit: "Mais ie ne lairray pourtant à
suyure ces erres de croistre & mener cest oeuure iusqu'à son comble
& à l'egal des Grecs & Latins Dictionaires: [59] & dedans brief
temps vous l'aurez en main". La dernière étape est donc
franchie, du moins dans l'esprit de l'éditeur: donner au
français la même importance lexicographique qui avait
déjà été accordée aux langues classiques.
Pour une raison ou pour une autre, Dupuys ne tient pas sa promesse, bien
qu'il se tienne en 1573 "desia pour nanti de tout ce qui m'est requis pour
l'augmentation". [60] Le
restant de son
impression de 1573
reparaît onze ans plus tard, puis encore en 1585, avec la seule page
de titre de changée, quoique celle-ci porte, à l'exception de
la date, exactement les mêmes formules. [61] Il meurt entre 1589
et 1591, [62] sans que,
pour autant, l'impulsion
qu'il a donnée
au Dictionaire françois-latin meure avec lui, car il en
naîtra deux rejetons, le Grand dictionnaire
françois-latin et le Thresor de la langue françoyse.
Il convient d'accorder une mention spéciale à un exemplaire
de ND 1573 détenu par l'École Normale Supérieure
à Paris. Identique en tous autres points aux autres parutions connues
de 1573 (il s'agit de la même impression), il porte un titre
différent:
DICTIONAIRE FRANCOIS-LATIN AVQVEL Les mots François, auec les
manieres d'vser d'iceulx, sont tournez en Latin, Reueu &
augmenté du tiers par le moyen des diuers escripts de M. Nicot
Conseillier & Maistre des Requestes de l'hostel du Roy. Les mots
de Marine, Venerie, Faulconnerie ou Volerie, & autres obmis és
precedentes impressions, sont remis en leur ordre. De l'Imprimerie
de Gaspar de Hus. M.D.LXXIII.
Est-ce en fait de Hus [63]
l'imprimeur de
l'édition de 1573 (le
titre des exemplaires parus chez Dupuys ne parle pas d'un imprimeur -- cf.
1.6) ou cherche-t-il tout simplement
à profiter du succès
du dictionnaire en en changeant la page de titre (et en omettant l'extrait
du privilège accordé en 1572 à Dupuys qui paraît
dans les exemplaires publiés chez ce dernier)? Quoi qu'il en soit,
on peut remarquer l'emploi d'une formule de T 1564 ("Les
mots François, auec les manieres d'vser d'iceulx, sont tournez en
Latin") qui accorde au français moins d'importance que le titre de
Dupuys. La deuxième formule ("Reueu & augmenté du tiers ...")
est tirée de la préface de Dupuys, la troisième aussi
quoique la référence aux mots de marine soit inexacte (cf.
1.4 et 1.6).
[Suite] -- [Table des matières]