1.4. Aimar de Ranconnet
Il reste à parler d'un personnage dont la place dans l'histoire du
Thresor et du Dictionaire françois-latin est la plus
contestée. À en croire certaines sources bibliographiques,
l'auteur principal du Thresor, sinon l'unique, serait Aimar de
Ranconnet, "viuant Conseiller & President des Enquestes en
Parlement" [82] et
"recougnu pour l'vn des
plus doctes de son temps". [83] La Library
of Congress (Washington, D.C.) le donne comme seul auteur, ne mentionnant
pas le Thresor sous Nicot dans son catalogue; [84] le
catalogue du British Museum et le National Union Catalog: Pre-1956
Imprints (É.-U., 1975) renvoient de Nicot à Ranconnet; la
Bibliothèque Nationale (Paris) inscrit le Thresor sous les
deux noms. [85] En 1625,
Draud donne le
signalement suivant:
Aim. Ranconnet: Thresor de la langue Francoise tant ancienne
que moderne, & c. par Aimar Ranconnet, viuant conseiller & president
des Enquestres parlemant, & c. a Paris, chez Iean Vignon, 1606.
fol. [86]
Teissier répète à peu près les mêmes
informations en 1683; [87]
en 1772, La Monnoye
les reprend:
Le Trésor /./ imprimé sous le nom d'Aimar
Rançonnet, à Paris, l'an 1616, par Jean Vignon, n'est
autre chose que le Dictionnaire de Nicod, auquel on sait que
Rançonnet avoit beaucoup de part [88]
Pour d'autres, enfin, le Thresor serait l'oeuvre de Ranconnet revue
ultérieurement par Nicot. [89]
Pouvons-nous expliquer tout cela? Prenons d'abord la parution du
Thresor chez Vignon. [90] Malheureusement,
aucun exemplaire du Thresor imprimé par Vignon ou paru chez
lui en 1606 ou 1616 n'est signalé. Il n'est pourtant pas difficile
d'imaginer que voulant profiter en 1606 du succès de l'édition
de Douceur il en changea tout simplement les pièces liminaires pour
faire de Ranconnet l'auteur du dictionnaire, espérant ainsi ne pas
être pris en
contravention du privilège donné à Douceur. Le
privilège expirant en 1616, Vignon pouvait alors choisir de faire
paraître le Thresor sous le nom de Nicot ou de Ranconnet. La
concurrence entre libraires et la contrefaçon étaient monnaie
courante à l'époque. [91]
Tournons maintenant à la seule impression que nous connaissions du
Thresor, celle de Denys Duval parue chez David Douceur en 1606. Le
nom de Ranconnet y est mentionné deux fois, une première fois
sur la page de titre et de nouveau dans l'épître
dédicatoire. Regardons d'abord cette dernière adressée
au Président Bochart. Nous y lisons:
ce fut defunct Monsieur Ranconnet ... qui premier s'aduisa, estant
en pareille dignité que le vostre, [92] de donner au public
ce present Dictionaire,
Mais ni ayant mis la derniere main, & pour cela ne desirant y estre
nommé, Monsieur Nicot l'ayant reueu & infiniment
augmenté ne luy pouuoit de verité souhaiter plus seure
retraicte que chez vous
Ainsi par ce verbe imprécis "s'advisa", Douceur, n'affirmant pas que
Ranconnet ait été l'exécuteur, laisse imaginer en
mettant les choses au pis qu'il ne fut que le projeteur ou le patron. Peu
après dans l'épître dédicatoire, Douceur
déclare:
[à ce present Dictionaire] (pour ce que ledit Sr Nicot
l'auoit ainsi voulu) ay donné le tiltre de Thresor de la
langue Françoise
Donc, c'est bien la première fois que ce titre s'emploie. Ailleurs,
dans les deux privilèges accordés en 1604 à Douceur,
Nicot apparaît seul comme auteur:
Le Thresor de la langue Françoise, dressé & augmente
de la moitié par Iean Nicot
À supposer que Ranconnet ait fait autre chose que simplement avoir
l'idée du Thresor, nous apprenons ceci:
le Président Ranconnet n'a presque fait aucun Ouvrage, mais
il a fourni aux autres des matériaux pour ecrire; ayant
laissé un grand nombre de Livres imprimés ou
manuscrits, enrichis de sçavantes notes qu'il avoit faites sur
chaque Ouvrage. Plusieurs Doctes de ce siècle-ci ont profite
heureusement de ces remarques, & nous ont donné des Ecrits
puisés dans ces notes, lesquelles leur ont fait beaucoup
d'honneur, & ont été tres-utiles au public. Quelquefois
ils le citent par reconnoissance; mais souvent ils n'en disent
rien [93]
La collation des textes de Douceur et de Thou fait dire à Brunet que
Nicot avait fait ses augmentations "en mettant à profit les
recherches laissées par le président Ranconnet". [94] Plus specifique au sujet des
travaux de celui-ci, la
Nouvelle biographie générale nous apprend ceci:
On attribue à Ranconet: Dictionarium poeticum,
imprimé sous le nom de Charles Estienne; 1553 /./ De
verborum quae ad jus pertinent significatione (de Barnabé
Brisson) /./ 1557 /./ De Formulis (du même) /./ 1583 /./
[Si] Ranconet n'est pas l'auteur de ces deux derniers ouvrages, du
moins a-t-il beaucoup aide Brisson [95]
Tamizey de Larroque veut bien, lui aussi, accorder à Ranconnet la
paternité du premier ouvrage mentionné, lui donnant pour titre
"Dictionarium historicum, geographicum, poeticum". [96] Aussi Lanusse, qui cherche
à faire la part
dans le Thresor de Ranconnet et de Nicot, attribue volontiers
à celui-là les additions concernant l'histoire, la
géographie et la poésie fabuleuse; il le croit
également capable d'avoir ajouté le vocabulaire juridique,
mais cela en sa qualité de magistrat plutôt qu'en tant
qu'auteur du De verborum (cf. plus haut) qui, au contraire, aurait
été entièrement écrit par Brisson. [97]
Ensuite Lanusse procède à la délimitation des types
d'articles qui ne pourraient être dus qu'à Nicot: a) ceux qui
contiennent des éléments autobiographiques -- CHARTRE, ENGER,
NICOTIANE, NIMES, RUM [98]
-- ajoutons BASME; b)
ceux qui sont illustrés par les Cantiques et les Odes de Nicot --
AUBERGE, BORD, BORDE, CRI, EMBLER, EMBRASSER, ENCOMBRIERS, ENFANÇON, ESTOUR, EXPLOICT, TALONNER [99] -- ajoutons TESTE; c) ceux qui font mention du Portugal ou du portugais
-- BARBE, BASME, BORDAGE, CHERE, ESCHASSES, FAON, POT [100]
-- ajoutons ALOË, AMBASSADE, BRIGANDIN, CAGEROTE, CARRAVELLE, CHARTRE, CHICOTRIN, CLAIRON, DEVANT, NICOTIANE, OULTRE, PERLE, PESENAS, RUM, SOLE;
d) les articles contenant des citations d'oeuvres publiées après
1559, date de la mort de Ranconnet; [101] e) ceux contenant des citations d'Aimoin Le Moine
dont Nicot en 1567 réédita, en collaboration avec André
Wechel, les Historiae Francorum; [102]
f) ceux dans lesquels le statut archaïque du mot-vedette est
commenté; [103] g)
ceux, enfin, où
il est question des dialectes méridionaux tels le provençal
et le languedocien. [104]
Outre les éléments textuels qui correspondent au personnage de
Nicot -- mentions (auto)biographiques, ses écrits, le Portugal, les
langues et dialectes méridionaux, correspondances chronologiques --, il
convient de tenir compte du je du lexicographe. Sur le modèle de
"Ie Iean Nicot autheur de ce liure" (s.v. Chartre; cf. supra, 1.3.2), on trouve dans le
Thresor une trentaine d'occurrences (plus quelques autres qui remontent
à Thierry 1564) du je métalexicographique de l'auteur
cautionnant une information extralinguistique, avançant une opinion
personnelle, renvoyant à sa propre authorité intratextuelle ou
intertextuelle, qualifiant une information qu'il vient de donner ou se
référant à sa propre compétence linguistique. Elles
ont été étudiées dans Leroy-Turcan & Wooldridge 1994, dont nous citons à
part le passage en question.
Revenons à Ranconnet pour examiner la mention de son nom sur le
titre. Nous y lisons:
THRESOR DE LA LANGUE FRANCOYSE, TANT ANCIENNE que Moderne. AVQUEL
ENTRE AVTRES CHOSES SONT LES MOTS PROPRES DE MARINE, VENERIE, &
Faulconnerie, cy deuant ramassez par AIMAR de RANCONNET ... REVEV
ET AUGMENTE EN CESTE DERNIERE IMPRESSION DE PLVS DE LA MOITIE; Par
IEAN NICOT [105]
Ainsi, Ranconnet aurait apporté en contribution les mots de marine,
de vénerie et de fauconnerie, mais il l'aurait fait "cy deuant". Les
déclarations des titres, comme celles des autres pièces
liminaires, demandent souvent à être entendues relativement et
non absolument, surtout celles des premiers siècles de l'imprimerie.
C'est le cas ici: ce sont les éditions antérieures du
Dictionaire françois-latin qui nous éclaireront.
Le titre de l'édition de 1573 [106]
commence ainsi:
DICTIONAIRE FRANCOIS-LATIN, AVGMENTE Outre les precedentes
impressions d'infinies Dictions Françoises, specialement des
mots de Marine, Venerie & Faulconnerie. Recueilli des obseruations
de plusieurs hommes doctes: entre autres de M. Nicot
Nous retrouvons les "mots de marine, venerie & faulconnerie", cette fois
sans la mention du nom de Ranconnet. Lisons la préface. Jacques
Dupuys annonce:
Ie vous baille à present tous les mots concernant le faict de la
nauigation ... prins d'un Traité redigé par ledict
seigneur Nicot ... Vous y trouuerez aussi les mots de la Venerie &
Faulconnerie, & en plus grande quantité, meilleur ordre &
assiette que n'estoit en madicte premiere impression des
susdicts. [107]
La première impression qu'a faite Dupuys de ces derniers "mots" est, comme
nous l'avons vu, [108]
dans le Dictionaire
francoislatin de 1564:
DICTIONAIRE Francoislatin ... Corrigé & augmente par Maistre
Iehan Thierry auec l'aide & diligence de gens scauants. Plus ya
à la fin vn traicté d'aulcuns mots & maniere de parler
appartenans à la Venerie pris du second liure de la Philologie
de Monsieur Budé. Aussi ya Aucuns mots & manieres de
parler appartenans à la Fauconnerie ou Volerie
En fait, ces deux appendices apparaissent pour la premiere fois, sans
signalement liminaire, à la fin du DFL de 1549; [109] le lecteur y est
amené à supposer que
c'est l'éditeur-imprimeur, Robert Estienne, qui, sans se nommer, est
responsable des interprétations françaises et de la mise en
forme. [110]
Est-ce en fait Estienne le responsable, ou est-on en droit de croire que ce
fut Ranconnet? Nous savons que celui-ci fut correcteur pendant environ douze
ans chez Robert et Charles Estienne; [111] il
est donc légitime de supposer qu'il dressa les appendices pour le
compte de Robert qui n'y attachait pas suffisamment d'importance pour penser
à leur reconnaître un auteur particulier. Nous savons
également qu'accusé d'un crime énorme il mourut
à la Bastille en 1559. [112] Pour
certains, ce serait là la raison d'avoir tu son nom dans les
éditions de 1564 [113] et de
1573; [114] il est
vraisemblable qu'il est
compris dans les "gens scauants" du titre de 1564 et les "hommes doctes" de
celui de 1573. [115]
Tout est donc clair: les mots de marine datent de 1573 et sont de
Nicot, [116] les mots de
vénerie et de
fauconnerie datent en appendice de 1549 et intégrés dans le
corps du dictionnaire de 1573 et seraient de Ranconnet. Dupuys en fait un
avis global et anonyme sur le titre de 1573; l'habitude publicitaire de
répéter d'édition en édition les
déclarations de l'éditeur ou de l'imprimeur veut que tous se
voient attribués en 1606 à Ranconnet. [117]
En résumé, nous dirons que Ranconnet a pu contribuer soit
directement soit indirectement à plusieurs éditions du
dictionnaire: en 1549, il aura élaboré au moins les deux
premiers appendices; après le départ pour Genève
d'Estienne, il a pu collaborer avec Thierry à la troisième
édition; après sa mort, ses écrits sont probablement
mis en oeuvre par Nicot qui fournit à Dupuys la matière des
augmentations de l'édition de 1573 et qui par la suite est
responsable du Thresor de la langue françoyse de 1606, dont
l'idée première aurait été cependant de
Ranconnet. [118]
Voilà beaucoup d'interprétations qui ne font pas de Ranconnet
un auteur du Thresor. En effet, toutes les autorités
compétentes, à commencer par Nicot lui-même [119] et son éditeur,
Douceur, [120] et jusqu'aux historiens de
dictionnaires
français les plus récents, [121]
ne retiennent à cet égard que le seul nom de Nicot. [122]
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