Ces transformations de la technique d’écriture ont évidemment des effets qui ne peuvent laisser indifférent: sa maîtrise, au stade le plus élaboré, donne du pouvoir, d’abord intellectuel, ensuite économique ou politique. Il est logique que la modification de notre outillage mental suscite des appétits féroces et fasse l’objet d’une violente compétition marchande.
Les conséquences d’une telle stratégie sont cruelles 89: ce changement régulier des normes du format, du support, et aussi du code 90, doublé d’un mépris pour la compatibilité ascendante 91 fait qu’au bout de cinq années, les anciens textes électroniques sont illisibles ou inaccessibles, donc perdus, s’il n’ont pas été imprimés. Parce que le support magnétique n’est plus reconnu par les ordinateurs actuels, parce qu’il est abîmé, parce que le logiciel utilisé pour saisir le texte n’est plus compatible avec les systèmes d’exploitation du moment, etc. Les services spécialisés d’informatique dans le monde universitaire témoignent de centaines d’expériences de ce type. Il s’ensuit un effet de contraction de la mémoire, particulièrement préjudiciable, alors que l’on aurait pu penser que celle-ci se serait épanouie avec la diffusion des ordinateurs; tout simplement à cause de l’appropriation par des firmes informatiques privées du système graphique et de ses codes, que l’on pourrait, à juste titre, considérer comme du bien public 92.
L’absence de fiabilité est le second effet de cette course à la nouveauté: d’une part, un logiciel performant sera oublié car vite incompatible avec les nouveaux disques, systèmes d’exploitation, etc. D’autre part, on l’a déjà dit, les logiciels sans cesse « révolutionnaires » sont d’une mauvaise qualité affligeante. Comme le faisait remarquer Eric Brousseau 93, acheterait-on une voiture si, au moment de freiner, s’affichait une annonce du type « cette opération est incompatible avec votre automobile. Veuillez redémarrer »? Or, de tels messages sont monnaie courante avec les logiciels grand public. On ne dispose hélas pas de statistiques sur le temps que perdent leurs usagers à redémarrer leurs machines, reformatter leur disque, réinstaller ces logiciels, voire réécrire intégralement les documents perdus à l’occasion de ces opérations. Mais il est sûr que ces machines, censées nous faire gagner du temps, en font perdre à la majorité de leurs propriétaires.
En revanche, on commence à mesurer les effets de la confiance aveugle en de tels outils. Les virus agressifs se multiplient, obligeant les scripteurs à une attention de tous les instants. Les serveurs web utilisant le logiciel Internet Information Server 94 plutôt qu’Apache ont été dans leur grande majorité rendus inaccessibles, voire détruits, au dernier semestre 2001. Et aujourd’hui, le mythe même de l’accès universel à l’information est mal en point: du fait de ces virus, les parcs informatiques de plusieurs universités françaises sont désorganisés, et la plupart du temps inutilisables. Parce que de nombreux responsables informatiques sont mal formés, mal payés, ils choisissent eux-aussi des systèmes d’exploitation grand public. Ne sachant pas les protéger des trop faciles intrusions, ils privilégient des solutions draconiennes, en interdisant l’usage de protocoles qui permettraient d’utiliser efficacement l’internet. C’est ainsi que certains campus sont coupés du monde. On se souvient de leur existence quand... leurs membres nous envoient des flots de virus.
On en arrive donc à ce tour de force qui fait que, sous couvert de protéger des droits toujours mal défendus (propriété intellectuelle, droit d’auteur), on protège ceux des éditeurs 96 (de textes, de cinéma, de —mauvais— logiciels) et de quelques ayants-droits 97
Nous réalisons à quel point cette appropriation de notre écriture par des producteurs de formats, et de codes, pour lesquels la sécurité n’est qu’affaire incantatoire, étouffe nos capacités intellectuelles. Notre mémoire, nos pratiques d’écriture et de lecture sont fortement malmenées par les méthodes et les outils même qui devraient leur servir de béquille. L’appel à la notion de propriété 98 permet de masquer cette réalité douloureuse, en légitimant l’usage de formats inaccessibles au lecteur-scripteur, et en lui interdisant de vérifier par lui-même leur prétendue fiabilité. Aussi ne peut-on que passer du registre de la confiance étayée par la preuve à celui de la croyance, de la foi, ce qui est déjà un inquiétant paradoxe pour ceux qui pensent que la rationalité ne peut se développer sans une écriture robuste: capacité de se relire, de se corriger, de vérifier ses calculs, etc. Enfin, cette commercialisation d’un outillage mental de mauvaise qualité s’étend à notre propre production, individuelle comme collective. À force de faire monnayer tout droit d’écrire, mais aussi de consulter —notre pensée ne se développe pas sans les textes d’autrui—, à force de multiplier des barrières de douane tous azimuts, on risque fort de tuer dans l’œuf une rationalité collective indispensable, mais aussi très fragile en ces moments délicats de socialisation d’un nouvel outillage mental.
Leurs caractéristiques sont en tout point opposées à celles qui sont proposées au grand public.
Tout d’abord, le format de fichier (du texte, mais aussi du résultat) reste toujours lisible: le plus souvent, en ASCII. Ainsi, la relecture et l’archivage sont aisés. Ce choix d’un format simple permet de traiter des fichiers de taille conséquente 99.
Ensuite le système d’exploitation est particulièrement robuste, et peut-être aisément modifié si l’on y découvre une fragilité: la panne de courant est quasiment le seul facteur d’arrêt d’une machine Linux ou Unix. Les logiciels sont dédiés à une tâche précise; du coup, leur efficacité est 10 à 1000 fois plus grande que celle de leurs homologues grand public. Le fait que, la plupart du temps, leur « code source » soit d’accès libre et gratuit facilite la maintenance (collective) et la réactivité des personnes qui ont décidé de s’en charger.
C’est ainsi que des produits dits « libres » comme Apache (serveur web), Perl (programmation) et Linux s’imposent chez les professionnels de l’informatique du fait de leur très grande qualité, comme l’internet l’avait fait en son temps face aux protocoles réseaux développés par des entreprises comme IBM ou Compuserve.
Certes, il faut apprendre à se servir de tels « instruments ». Mais on n’apprend pas à lire ou à compter sans efforts, ni seul: le réseau social construit autour de tels modèles de travail informatique est essentiel pour en tirer le meilleur parti. Il permet aussi, en termes de production, de favoriser un mode d’échange qui ne soit pas fondé sur l’achat naïf de solutions logicielles ou de données. On en arrive à un étonnant paradoxe: les objets intellectuels les meilleurs sont les moins chers 100.