Jusqu’ici, nous avons décrit l’évolution du système de l’écrit et le type de capacités qu’il offrait en termes d’outillage mental 70. Mais une technique requiert aussi des méthodes et des savoir-faire. Nous allons en détailler ici quelques-uns, qui renvoient autant à des pratiques intellectuelles qu’artisanales, et qui poseront à nouveau la question des représentations dominantes relatives à la technique.
La maîtrise de ces assistants d’écriture est d’autant moins aisée que souvent, le scripteur est confronté à des systèmes d’exploitation qui se partagent entre deux types profondément opposés: le premier, intuitif, laisse une grande liberté à l’utilisateur, mais nécessite une maintenance régulière (réorganisation du système, contournement des incompatibilités, etc.) et suppose que ses correspondants aient le même type de machine que lui 72. Pour que sa machine soit fiable, il doit développer au quotidien une lourde activité technique, au sens classique du terme: l’instabilité de ces systèmes d’exploitation et leur prétendue simplicité d’utilisation les transforment en réelle passoires en matière de sécurité. C’est encore à l’utilisateur final qu’incombe cette surveillance: il doit aussi se prémunir contre diverses formes d’agressions, des virus aux destructions de serveurs web.
Le second type de système d’exploitation est plus contraignant, en matière de droits —on ne peut détruire aisément le fichier qu’un collègue a déposé sur la même machine—, mais, parce que les usages collectifs d’une même machine y sont pensés d’avance, infiniment plus robuste. Il est basé sur un grand nombre de logiciels spécifiques, particulièrement bien « écrits », et donc très efficaces. Mais encore faut-il en connaître l’existence... Sinon, il offre deux avantages appréciables: cette connaissance des outils et protocoles permet à son utilisateur de maîtriser sans trop de peine les ordinateurs du premier type —alors que l’inverse n’est pas possible— et surtout, explicite la culture de l’écrit informatique.
Dans les deux cas, les potentialités de l’écriture électronique invitent à l’acquisition d’une culture informatique qui dépasse largement le mode d’emploi d’une machine à transformer la matière.
Ce retour au passé d’avant la souris s’est particulièrement développé avec l’internet, dont la fonction première est de permettre la communication entre machines hétérogènes: du coup, l’environnement graphique est souvent inutilisable, puisqu’il est associé à un système d’exploitation donné 74. Mais si les informaticiens ont eux-aussi vite adopté la souris (par exemple, elle peut intégrer les fonctions du copier/coller, sans recours à une combinaison de touches ni à un menu), leurs pratiques digitales se sont répandues: tout le monde découvre assez vite qu’un « raccourci clavier » permet d’enregistrer un document, ou qu’une grande sélection de texte s’opère plus facilement si l’on utilise de façon combinée la souris et la touche majuscule.
Cette culture digitale des programmeurs —qui, au demeurant, ne permet plus de lire le texte qu’ils saisissent en ayant les yeux fixés sur leur clavier— se retrouve aussi chez les professionnels de l’édition, graphistes ou spécialistes de la mise en page: pour modifier le contour d’une image, ou pour réduire les approches de paires ou de groupe 75, il faut alors appuyer jusqu’à quatre touches en même temps 76. Chez les cartographes, la culture digitale s’affirme devant la culture iconique: par exemple, ils connaissent le raccourci clavier pour fusionner des points appartenant à des polygones distincts, mais ne savent plus retrouver le sous-menu correspondant à ce raccourci.
Ce savoir-faire gestuel renvoie à une conception plus traditionnelle de la machine: avec le clavier, on travaille physiquement le texte ou l’image, pris comme objets graphiques, comme matière, pourrait-on dire, mais on le fait plus rapidement qu’avec la souris ou les menus, qui sont les instruments valorisés par les systèmes d’exploitation grand public.
Ces combinaisons de touches ont une dernière fonction: elles permettent, parfois au terme de réelles « acrobaties digitales », de saisir des caractères plus sophistiqués que ceux disponibles sur une simple machine à écrire, comme les guillemets français en forme de chevrons, ou allemands, les ligatures rares, les diacritiques sur des capitales, les symboles de redirection 77, etc.
Ainsi, pour les professionnels de l’écriture, le savoir-faire de la production et de la transformation du texte s’accompagne-t-il d’une culture gestuelle nécessaire à son appropriation: le texte reste inaccessible à qui ne sait pas le pétrir. Ce type de connaissances requises est rarement évoqué, car on ne sait dans quelle catégorie culturelle le placer: il n’est pas universel, il varie au fil du temps et suivant les machines; il s’inscrit dans la série des « astuces », forme de savoir-faire secondaire a priori non indispensable au profane, ce qui conforte ce dernier dans l’idée que l’ordinateur n’est qu’une « machine », sans relation avec la pensée pure 78.
Ces pictogrammes imposés 80 contribuent à donner l’image d’une informatique aisée d’emploi, évidente, indolore, et donc à nier la complexité des processus intellectuels et des connaissances sous-jacentes. Ils ont un avantage certain: leur caractère intuitif est satisfaisant pour une première familiarisation et nous ne nions pas qu’ils ont beaucoup aidé à la diffusion des ordinateurs. Mais ils induisent des gestes répétitifs qui finissent par encombrer l’esprit du scripteur et le fatiguer physiquement: pour produire une carte animée avec des logiciels « clickodromes », il faut répéter environ 1000 fois une dizaine de gestes. Taylor n’est pas loin.
Or, si nous nous souvenons que les outils permettant un tel travail graphique ont été écrits, et que tout résultat informatique n’est jamais que du code, c’est-à-dire une succession de signes crées par l’homme, nous pouvons nous douter qu’un travail sur ce code permet de faire l’économie de ces procédures manuelles.
C’est la fonction des « langages de programmation » qui, non seulement décuplent effectivement nos possibilités de tris, de calcul, de réorganisation textuelle, graphique, etc., mais donnent aussi à comprendre en quoi l’informatique est associée à l’écriture.
Certes, on est alors condamné à travailler un peu: lire des documentations, imprimées ou sur le web, expérimenter des logiciels pas toujours explicites, apprendre des méthodes, etc. Mais à chaque métier ses instruments et sa culture, son temps d’apprentissage. Or, la façon dont les professionnels de l’écrit abandonnent leur production à des outils qui nient la spécificité de leur activité et prétendent tout faire est stupéfiante: tout comme on ne traduit pas Kant avec un guide Berlitz, on n’est pas obligé de confier sa production intellectuelle à un logiciel ou un système d’exploitation destiné « aux nuls » 81.
Paradoxalement, les éditeurs d’informatique grand public incitent aussi à l’insertion de commandes écrites au cœur de leurs outils prétendument universels. On le voit avec les « macros », les lignes de code des tableurs et des gestionnaires de base de données, et même avec les langages grand public comme Visual Basic ou Applescript. Ces éditeurs ont donc conscience des limites de leur approche fondée sur l’icône et le geste.
La métaphore du bureau virtuel et de la convivialité finit par effectuer des ravages: elle réduit l’ordinateur à l’état d’instrument, aux dépens de ses fonctionnalités d’écriture. Bien sûr, elle conduit à nier l’effort préalable à l’acquisition de la culture qui permettrait de tirer intelligemment parti de telles potentialités. Enfin, et c’est peut-être le plus grave, elle incite les professionnels de l’écrit à confier leur travail à des produits de bien piètre qualité, sans qu’ils s’interrogent sur la façon dont leur activité est transformée par la technique, sans qu’ils recherchent des logiciels performants et clairement adaptés à leurs besoins.
Toute technique a besoin d’un cadre social pour se diffuser. En l’occurrence, apprendre les fonctionnalités des logiciels, optimiser ses gestes, se familiariser avec les codages les plus répandus, s’y retrouver dans la variété des contenus du web, tout cela renvoie à une culture spécifique qui, comme toujours, ne peut s’acquérir que dans le cadre d’un laboratoire 85. Mais ces savoirs s’appuient aussi sur la production d’autrui: l’acquisition de telles connaissances est ralentie si l’on ne dispose pas des textes électroniques, des fonds de carte ou des données chiffrées déjà numérisés par d’autres. Comme toujours, le chercheur est « pris » dans l’univers de la production de ses collègues.
On arrive donc à une situation inconfortable pour certains érudits, qui, magnifiant leur culture classique, finissent par devenir proprement illettrés: ils ne savent pas effectuer une recherche sur le web, ni rédiger un document hypertextuel; bien sûr, ils ne peuvent lire un texte si l’icône de ce dernier résiste à leur double-click.
Il est peut-être alors temps de redéfinir la culture: cette multiplicité de connaissances prétendument élémentaires, et notamment la connaissance des multiples codages, risque fort d’être au chercheur d’aujourd’hui ce qu’était à l’intellectuel la connaissance de diverses langues et de divers systèmes d’écriture durant le Moyen-Âge. Cependant, il n’est pas dit qu’en France, ces premières connaissances témoignent d’« intelligence » ou de « culture », au sens où on l’entend pour les secondes.