Deux personnes, dont le désarroi était déjà sensible, sont très directes. La première remet en question l’esprit de curiosité des chercheurs: « question métaphysique: mes collègues pensent-ils? »; la seconde insiste plus sur les rivalités mesquines entre des personnes qui n’ont qu’un pouvoir symbolique: « de la jalousie à l’indifférence ou à la dénégation de toute valeur et de tout intérêt, le spectre est large, et chacun y trouve sa place! ». D’autres réponses, plus lapidaires, ne contredisent pas cette image d’un milieu sclérosé: « rien. Ils s’en foutent! »; « pas grand chose ». Les jalousies précédemment évoquées se prolongent dans l’attentisme: « [ils pensent] que probablement je n’avais pas tort, mais cela n’est pas encore dit... »; « ‘wait and see’ pour la plupart ».
Quelques enquêtés s’efforcent d’être plus optimistes: « je suppose qu’ils apprécient...? »; « c’est une réussite qui les étonne »; mais dans l’ensemble, les choses évoluent lentement: « un début de reconnaissance chez ceux qui étaient fermés et toujours le soutien des anciens »; « l’indifférence a fait place à une certaine curiosité voire à un engouement qui reste encore un peu naïf »; « bien plus d’intérêt et de reconnaissance. Pratiquement plus d’oppositions, indifférences qui ne disparaîtront jamais dans certains cas ».
Il est vrai que le travail nécessaire (apprentissage, construction d’un réseau collégial étendu) et le coût en temps et en moyens matériels, conjugués à la faible valorisation des activités sur l’internet, peuvent freiner les ardeurs. Un chercheur rappelle à quel point la consultation du web apparaît complexe aux personnes qui n’y ont pas été formées: « Maintenant les gens trouvent qu’il y a trop d’informations [sur le web, que] personne ne sait interroger »; les chercheurs qui en sont à découvrir l’intérêt d’un site web gardent une attitude de simples consommateurs: « ils apprécient la disponibilité des informations. Je pense qu’ils n’ont encore que peu d’idées sur ce qu’ils peuvent faire du site internet. Comme mon projet est surtout la mise sous forme électronique des informations, je ne suis pas créateur du contenu. En ce sens, je suis limité par l’imagination des usagers du site ».
En fait, les pionniers sont toujours contraints par les logiques de rentabilité et d’investissement: « les réactions sont beaucoup plus positives mais il est toujours aussi difficile de trouver des personnes prêtes à investir du temps »; « le projet est bien perçu mais la ‘rémunération’ institutionnelle d’une participation à son développement n’est pas assez forte pour inciter des bonnes volontés nombreuses à se manifester ». Certes, l’analyse des rapports de force politiques plaide en faveur des pionniers: « la modification des rapports de force au sein de l’institution les oblige à envisager la production et la diffusion électronique sous un autre angle. Mais tout cela reste bien tiède ».
Au final, les innovateurs ont surtout réussi à sortir du guêpier dans lequel ils s’étaient fourrés. Une partie d’entre eux sait maintenant jongler avec les appels d’offres, les financements extérieurs, les contrats, et cette indépendance financière leur donne une autonomie relative —et une perception accrue du fonctionnement du monde universitaire. Mais ils n’en tirent pas pour autant des avantages professionnels: aucune ne mentionne de nouvelles responsabilités au sein d’une équipe constituée pour élargir leurs initiatives.
De façon générale, le nombre de collègues associés au projet a augmenté: « oui, quand même! »; il est en « augmentation progressive », souvent parce que « le projet est en expansion ». Pour certains, il reste « stable. Reconnaissance croissante de l’utilité ». La personne qui a conçu un module de licence travaille au sein d’un petit groupe: « on est quatre ou cinq ». Un autre enquêté a moins de chance: « je travaille seulement avec une collègue.... de X! ». Une telle situation, vécue par un professeur, est encore plus délicate quand le pionnier est étudiant: « je suis dans la phase où j’essaie d’inclure de nouveaux étudiants pour entretenir et développer le site X. Les compétences techniques sont un frein majeur, à mon opinion ». Dans un tel contexte, on conçoit que le principal enjeu soit en fait de maintenir une taille critique: « [nous sommes] à peu près le même nombre depuis le numéro deux [de la revue électronique], six permanents et une bonne vingtaine de collaborateurs et de collaboratrices ».
En termes statistiques, l’évolution semble lente: « sur 50 chercheurs du labo, 2 ont accepté de [faire] mettre leurs travaux sur le web. Mais 10 à 15 suivent bien la mise à jour des informations personnelles (chgt de statut, financements) », indique un chercheur qui excuse ses collègues en rappelant que ce faible taux est peut-être lié à la reconnaissance de ses compétences: « non [il n’y a pas de nouvelle personne qui s’implique sur le site]; mais tout le monde trouve ça bien que je le fasse ». Certes, on sent des frémissements: « [on est] plus nombreux »; « oui, c’est un début »; « [je constate] un intérêt un peu élargi »; « le réseau de mes collègues grossit mais toujours sur le même principe des individus capables d’initiatives qui n’attendent pas la bénédiction de leurs responsables ».
On peut alors se demander si l’arrivée de nouveaux collaborateurs n’est pas le fait d’un militantisme de proximité. En effet, les experts offrent volontiers leur assistance: « surtout, de nouveaux projets naissent, et je m’y associe volontiers ». On se doute que les dynamiques fédératrices soient plus liées au savoir-faire social des pionniers qu’aux « propriétés intrinsèques du médium » comme on l’entend souvent: « notre comité de rédaction s’est élargi et diversifié »; « nous sommes plutôt plus nombreux et les collègues encouragent désormais plus souvent leurs doctorants ou jeunes docteurs à publier dans X »; « oui, plusieurs nouveaux collègues, doctorants... »; « oui, de jeunes doctorants surtout ». Dans ce dernier cas, l’auteur est un maître de conférences, non habilité à diriger des thèses. Il organise par ailleurs un séminaire qui ne se tient pas à l’université, car il n’en a pas le droit. Il édite néanmoins une revue savante électronique et incite des doctorants à y publier. On voit ici à quel point l’investissement sur le web et le non respect des normes universitaires sont liés.
Ainsi, les chercheurs dans leur ensemble sont, comme d’autres groupes sociaux, sensibles aux discours des médias et à la surenchère publicitaire. Ces facteurs semblent plus déterminants pour aiguiser leur curiosité vis-à-vis de l’internet que le travail pionnier de leurs collègues. C’est ainsi qu’il faut entendre les réponses qui renvoient à un réseau collégial plus restreint: « depuis notre initiative, je ne sais pas —plus généralement, oui, sans aucun doute »; « il y a peu de chances »; « peut-être... »;« je ne sais pas »; « oui, mais je ne suis pas certain que ce soit seulement l’initiative en question qui ait provoqué ce virage »; ; « oui, mais pas du fait de mes initiatives (sauf marginalement à X) ».
Certaines réponses sont moins diplomatiques, allant d’un « les bûches restent les bûches » à un énergique « pas assez!! » quand il s’agit d’expliquer le faible intérêt des collègues proches.
Les quelques réponses optimistes et argumentées concernent encore et toujours une poignée de personnes sensibilisées par le pionnier: « pour quelques collègues, oui. C’est une source de grande satisfaction »; « oui, mais faire ne suffit pas ; il faut expliquer, montrer, démontrer. Les formations à l’Internet sont indispensables et plus encore les formations critiques ».
Et les représentations de l’internet au sein du monde universitaire évoluent lentement, ce qui est normal si l’on raisonne en termes d’outillage mental et non pas d’adoption d’un objet technique: « oui, certainement mais c’est très lent et je le répète, cela n’implique pas forcément une implication dans la production sur le ‘Net’. C’est d’ailleurs pourquoi je pense que les inégalités resteront considérables [...] entre la minorité des producteurs et la majorité des consommateurs ». Cette analyse canadienne rappelle, d’une part, que l’utilisation du web à des fins pédagogiques et éditoriales entre dans une classe de pratiques marginale, et que d’autre part, elle conserve ce statut marginal au sein même des chercheurs, a priori plus sensibilisés à la production auctoriale que l’ensemble d’une société.