Le temps des franches résistances et des conflits directs est enfin révolu. Mais, à de rares exceptions près, déjà repérées page 300, il semble que les institutions continuent de privilégier l’inertie comme pièce maîtresse de leur stratégie face à des enjeux qui les dérangent ou qui les dépassent.
Signe de cette paralysie générale, les enquêtés ont répondu aux questions « votre institution ou d’autres (françaises ou étrangères) soutiennent-elles aujourd’hui votre projet? » et « au contraire, si votre institution émet des résistances, quelles sont-elles? » en donnant un sens très large au mot institution, qui de fait dépasse les frontières de leur université ou de leur laboratoire... Ceci s’interprète par un besoin de trouver des collaborations lointaines, en l’absence de soutien local.
Et, le plus souvent, l’inaction est de rigueur. Neuf personnes soulignent une absence d’engagement institutionnel (au sens large, comme précisé page 337): « ça piétine toujours [, pour cause d’] indifférence, absence de coordination dans les projets de ce type au niveau de l’institution »; « pas de réticences. Simplement, il n’y a pas de soutien financier »; « non pas résistance, mais indifférence »; « le projet est de peu d’envergure, mais les étudiants qui entretiennent le site du X le font par pur volontariat ». Aux critiques directes ont succédé des promesses très virtuelles: « les soutiens à X sont multiples en France comme en Europe mais uniquement moraux »; « soutien moral à différents niveaux de mon institution. Aucun autre soutien institutionnel »; « aides financières attendues »... Au point que certains peuvent en devenir moroses: « je ne suis pas demandeur de soutiens », rappelle un chercheur, lui aussi correctement doté en matériel.
Sinon, la bureaucratie reste le meilleur rempart contre les initiatives: « dans notre évaluation très récente de l’équipe de recherche que je dirige désormais (agréée [...] en juin 2000) aucun compte n’a été tenu de nos ambitions informatiques: la dotation correspond au fonctionnement basique d’une équipe littéraire au sens le plus traditionnel (ex: 15 KF en équipement par an!) ». Suite à de violentes résistances locales, une autre personne a fini par faire héberger son site au Canada. Il ne désespère pas de le relocaliser un jour dans son institution, mais exprime son désabusement: « une demande est en cours; mais comme la décision doit être d’abord du ressort du gouvernement de l’université avant d’être concrétisée par les informaticiens compétents, il est impossible de dire si cette demande aboutira ».
Ces fonctionnement sont tels que deux autres personnes ne croient plus à la possibilité de monter des projets audacieux dans une institution publique: « difficulté de faire aboutir un projet web dans une institution publique »; « mais les projets intéressants dans l’administration peuvent-ils exister aujourd’hui? J’apprends il y a une semaine que l’Académie des Sciences avec qui j’avais pris contact remet son projet d’archives numériques à dans 2 ans. Cela fait rêver... Leurs collègues US eux ont déjà un superbe site ».
En fait, ces formes multiples d’inertie traduisent une inflexion obligée (suite aux injonctions ministérielles) de la précédente politique de rejet total de l’internet. La méfiance reste dominante, comme le rappelle un professeur d’université: « [ma direction] suspecte effet négatif sur productivité en termes de recherche, même si [elle] reconnait utilité en matière d’enseignement ».
Déjà, les résistances réapparaissent de façon claire quand on aborde l’organisation des disciplines ou de nouveaux thèmes de recherche, et quand on bouscule le dogme de l’imprimé. Même dans une discipline nouvelle, aux thématiques transversales, le scepticisme règne: « par contre, le projet de revues scientifiques en SHS produites et diffusées de manière électronique se heurte à de plus grandes résistances. Dans le domaine de la recherche (en Info-Com), la prise en compte de l’internet et des réseaux électronique comme réalité tangible, comme objet d’études de la discipline n’est pas encore admise. cela reste très ‘exotique’ ».
Un chercheur tente d’expliquer la paralysie de ses collègues: « Internet est encore largement inconnu, si ce n’est en termes d’utilisation, du moins en termes de production ». Et pourtant, celui-ci tire son expérience du Canada, pays que l’on aurait pu croire plus « avancé » que la France. La publication sur le web n’est toujours pas évaluée: « [il n’y a] plus de résistances mais encore une mauvaise prise en compte du travail effectué. Les travaux sur le web ne bénéficient toujours pas de la reconnaissance officielle du moins en terme de carrière »; les personnes qui avaient obtenu des premiers financements ne les voient pas transformés quand ils en demandent pour leurs revues savantes: « nous avons demandé de l’aide comme pour une publication normale mais nous attendons les résultats de ces demandes ».
Cette situation n’est pas propre à la France, comme certains témoignages canadiens l’ont rappelé: dès qu’il s’agit de raisonner en termes de contenus, de réfléchir sur l’apparition de nouvelles pratiques, tant intellectuelles que sociales, de penser l’actualisation des critères d’évaluation et de transmission des connaissances, la paralysie des universitaires semble étendue au monde entier. Le témoignage suivant met en valeur à la fois toute l’énergie dont doit faire preuve un chercheur quand il s’agit d’infléchir des habitudes ancrées dans le monde de la recherche, et la force de ces habitudes au niveau international: « nous avons rencontré nos plus graves difficultés de la part de l’institution américaine du Social Science Quotation Index. Alors que nous remplissions tous les critères (notamment système de double referee avec comité de lecture international), notre inscription a été refusée, au prétexte que nous n’étions pas suffisamment cités dans les revues internationales! On nous maintient délibérément dans ce cercle vicieux. Cela est très grave car nombre de nos collègues anglo-saxons font état de ce prétexte pour ne pas nous envoyer d’articles, ou refuser que nous publiions leur article s’il s’agit d’actes de colloques ».
Même si l’on peut espérer que dans un futur proche, les revues électroniques se multiplieront, cette toute-puissance des revues papier et des organismes chargés de les référencer et d’en organiser la promotion peut singulièrement inquiéter, d’autant que les auteurs en sciences humaines 6 peu au fait de l’internet peuvent arguer de telles pratiques américaines pour maintenir un statu-quo qui se traduit par la valorisation exclusive des revues imprimées.
En 2000, on est donc passé d’un rejet total de l’internet et de ses potentialités éditoriales à une acceptation sans engouement de l’outil, sans qu’il y ait réflexion sur les usages possibles, ni sur les besoins, notamment en matière de culture informatique. Il est symptomatique qu’aucun des enquêtés ne signale l’existence de journées de formation au sein de son institution. Dans l’ensemble, tant que les enjeux éditoriaux du web ne sont pas compris, on ne remarque plus de franche résistance institutionnelle. Ce qui n’empêche pas les pionniers de rester livrés à eux-mêmes: solitaires, ou en petits groupe, c’est à eux et à eux seuls de continuer à se former, à trouver des financements, en impliquant des institutions lointaines, tout en prolongeant leurs recherches dans leur domaine d’excellence et en construisant des revues savantes, en animant des groupes de discussion, etc. Autant d’activités qui ne sont toujours pas valorisées: l’internet reste perçu comme un réseau technique qui, dans le meilleur des cas, légitime l’achat de matériel. Le seul étalon de l’activité intellectuelle reste l’imprimé, même pour ce qu’on pourrait appeler l’institut international des poids et mesures de la renommée scientifique. On comprend alors que les chercheurs qui se soucient avant tout de l’accroissement de leur capital symbolique et qui supposent que le cadre économique qui le légitime est immuable —quitte à oublier sa relation avec la production scientifique— ne s’associeront ni aux actes, ni aux questions des pionniers.