3.2 Confiance et piratage

Reste à s’assurer de la qualité des documents électroniques. On pourrait déjà répondre que cela ne concerne pas l’auteur, mais le lecteur. Sinon, pour organiser cette confiance, il suffit de reprendre les méthodes éprouvées par l’expérience: comité éditorial, scientifique, ou de lecture, par exemple. De façon générale, les constructions sociales extérieures à l’internet sont suffisantes: on l’a vu avec la publication de la conférence inauguraule de Roger Guesnerie au Collège de France 4. Aussi, les questions habituelles sur la qualité de la confiance à accorder à un document ou à un auteur inconnu ne tiennent pas quand elles sont émises par des universitaires: ces derniers savent très bien que ce n’est pas l’imprimé qui certifie, mais son contenu (sinon le plus mauvais magazine de mode aurait autant d’importance qu’une revue scientifique). Mais l’expression de ces questions, qui discréditent en termes moraux une technique pour mieux nier le caractère technique de l’écriture, permet aussi de ne pas s’interroger sur la notion de qualité dans la production d’articles scientifiques: des économistes et des mathématiciens avouent que le tiers des articles de leurs disciplines sont entachés d’erreurs, allant de la bévue involontaire (mais parfois conséquente) à la falsification délibérée.

Reste, intimement liée à la question de la confiance positive, son pendant négatif: la peur de se faire piller. Celle-ci est en partie légitime: par exemple, ce travail ne sera pas publié sur le web avant sa validation par un jury et sa certification finale par l’institution. Mais, comme pour un article imprimé, la propriété intellectuelle de sa variante électronique tient à sa citation: il suffit que suffisamment de personnes puissent témoigner de l’antériorité d’une idée, d’une démonstration, pour que —dans un contexte à définir 5— son auteur soit reconnu. Cette peur du pillage oublie par ailleurs deux réalités, l’une historique, l’autre sociologique. Commençons par la seconde: comment se fait-il que la majorité des mathématiciens, physiciens, etc. publient directement leurs articles sur le serveur de Los Alamos sans validation? La première raison est que ce serveur certifie à sa manière leur propriété intellectuelle. La seconde, moins connue, est qu’il vaut mieux que l’article soit d’une qualité scientifique irréprochable: sinon, ce ne seront pas deux ou trois relecteurs d’une revue qui seront au fait des défauts de l’article, mais des centaines de spécialistes, qui ne se priveront pas de conspuer l’auteur. Ici encore, la vérité scientifique profite au mieux de la logique de la concurrence inhérente au monde scientifique 6.

Reste à savoir si l’auteur veut pénétrer dans le marché de l’édition ou dans celui de la science: comme on peut le lire dans l’ouvrage précité, on ne dépose pas de brevet pour une découverte si on espère obtenir le prix Nobel 7. Tout d’abord, un chercheur ne reçoit pas de droits d’auteur quand son article est publié. Il en est de même pour de nombreux auteurs d’ouvrage 8. Parce qu’ils n’ont pas réussi à pénétrer le marché marchand de l’édition —publication de manuels, accès à des éditeurs disposant d’un solide réseau de diffusion—, ou parce qu’ils ne le désirent pas. A ce titre, de multiples auteurs du web —incluant de nombreux élèves des Écoles normales supérieures 9, mais aussi des professeurs du supérieur ou du second degré— s’engagent dans la publication sans en attendre des bénéfices financiers. Par désir de rendre ce qu’on a reçu 10, on entre là dans une logique de contre-don, assimilable au « potlatch ». La pratique peut aussi être militante: désir de valoriser une discipline, un thème de recherche, de fédérer une dynamique. De telles motivations sont évidemment à croiser avec le plaisir personnel de se faire connaître. Enfin, plusieurs auteurs, avant tout attachés à de sobres publications scientifiques, tirent beaucoup de satisfaction lorsque leurs pages web génèrent un effet retour 11.

Reste une autre forme de plaisir liée à la publication, peut-être trop peu évoquée au sujet de l’internet universitaire: celui de la création. Il ne s’agit pas de sombrer dans l’idéologie du « créateur » (d’entreprise, d’affiche publicitaire, etc.), souvent associée au « créatif » 12, mais de rappeler les formes de satisfaction liées à une production peu ou prou artistique, comme l’écriture d’une nouvelle, le tirage d’une photographie, l’interprétation d’une sonate, la réalisation d’un logiciel. A ce titre, la réalisation de pages web, simples ou sophistiquées, relève parfois d’un plaisir de conception d’une œuvre.

Quant à la référence à l’histoire, elle incite à se rappeler que la sensibilité au piratage varie suivant les époques: Jean-Pierre Vittu rappelle que l’Encyclopédie de Diderot était une « contrefaçon dans ses planches des manuscrits de la Description des Arts et Métiers et des mémoires techniques conservés par l’Académie des sciences » 13 Et même dans la situation la plus marchande, les avantages scientifiques et économiques du pillage peuvent être importants: Le même auteur affirme « qu’au XIXe siècle, les exportations de livres français ne progressèrent que sur des marchés déjà ouverts par les pirates ». Ainsi, l’appel à la propriété intellectuelle masque-t-il avant tout une volonté de ne rien faire; ou du moins de ne rien faire qui fût gratuit, sur le plan financier comme symbolique, en acceptant une logique économique qui, parfois, est tellement désuète qu’elle ne s’applique plus, et donc dessert celui qui l’adopte.