L'essentiel a déjà été dit à propos de l'analyse et du classement des sens dans le Dictionaire françois-latin et le Thresor: celui-ci "nous propose un aperçu complet des deux principaux types de rubriques. Suivant la tradition des vocabulaires bilingues, les items traductifs /./ procèdent par énumération des emplois (sens principaux et acceptions), sans qu'une volonté d'organisation soit perceptible. Dans les cas les plus simples, celui des mots concrets par exemple, le sens usuel, qui se confond souvent avec le sens étymologique ou propre, est placé en tête. Mais, dès que la polysémie devient plus riche, les séries semblent composées au hasard. /./ La forme des articles rédigés, dans lesquels dominent les développements français, s'oppose à celle des précédents par la place essentielle accordée aux considérations étymologiques et diachroniques en général /./. Elle fait des filiations sémantiques la trame des articles, et les rapports étymologiques clairement énoncés apporteront même, dans les cas difficiles, plus de précision à la description des signifiés". En partant des déclarations de B. Quemada, [196] on peut faire un certain nombre de remarques de détail.
2.2.2.3.1. Estienne: acception et item, classement sémantique et
classement formel
Retournant, en 1539, son Dictionarium latinogallicum pour en faire un
dictionnaire de thème, Estienne n'eut pas toujours comme premier souci
la signification des items français qu'il réunissait dans la
nomenclature. Ainsi, comme nous l'avons déjà vu, il lui
arrivait, dans l'organisation de ses articles, d'être guidé
davantage par le latin que par le français (cf. 2.2.1.1.4). De courts
articles comme AFFERMER et AFFERMIR
énumèrent les différentes acceptions du mot-vedette en
les distinguant au moyen de la coordination traductive ou d'adjonctions
syntagmatiques, chaque contexte nouveau appelant un mot ou expression latin
différent:
Affermir, Roborare, Solidare.
L'emploi du pied-de-mouche (¶) [197] varie.
Dans l'article ARC, il sert à signaler les sens
météorologique ("arc au ciel") et architectural qui sont
donnés à la suite de l'acception "Arc a fleisches". Dans
l'article BANDE, le premier pied-de-mouche suit 26
alinéas concernant l'acception "bande de gens" et sert à
signaler le premier de sept exemples du syntagme PAR
BANDES; viennent ensuite un pied-de-mouche pour BANDE ET
LIGUE et un troisième pour marquer le premier de trois items
traitant BANDE = "objet". Cependant, dans le traitement
du verbe BANDER, les memes aires sémantiques ne
méritent pas de distinction typographique et, en fait, sont confondues.
Le classement des adresses étant surtout basé sur des
critères formels, [198] APPETIT ("sorte d'aulx") se trouve s.v. Appetit, et
BRANCHE URSINE ("sorte d'herbe") s.v. Branche,
mais les deux sont signalés par un pied-de-mouche. Souvent, ce sont des
items dont le seul intérêt réside dans le latin qui sont
précédés d'un pied-de-mouche. Par exemple, s.v. Banquet,
"Qui est conuié ou inuité au banquet, Conuiuia, Epulo" et
"Qui fait banquet, Conuiuiator" le sont. À cet égard, la
mise en saillie du texte peut se substituer au pied-de-mouche; par exemple,
s.v. Art, "Qui use d'art, Artificiosus" et "Faict d'art,
Artificialis" sont imprimés en saillie.
Certains mots français, fréquents dans le texte du
Dictionarium latinogallicum, ont, par conséquent, droit à
un long article dans le Dictionaire francoislatin. Il s'agit surtout de
noms et de verbes. Ici, l'organisation des items dépend davantage de
considérations formelles (syntagmatiques) que de facteurs purement
sémantiques. Ainsi, les emplois pronominaux du verbe seront souvent
réunis et tantôt signales d'un pied-de-mouche (ACCROISTRE), tantôt non (ASSEOIR).
De même, s.v. Ainsi, les exemples de TOUT AINSI
QUE, signalés, sont mis à la suite de ceux, non
signalés, illustrant AINSI QUE. Les regroupements
syntaxiques sont souvent accompagnés, à l'intérieur de
chacun, d'un classement alphabétique approximatif des séquences
suivant, ou précédant, le mot-adresse. Par exemple, après
une douzaine d'items liminaires quelconques, l'article ALLER est divisé grosso modo en trois parties: ALLER + préposition, ALLER +
adverbe, ALLER + verbe. Voici l'essentiel de ce
classement, tel qu'il peut être dégagé:
Affermer, Affirmare, Asseuerare.
Parfois, un effort d'interprétation permet de conclure à une
volonté de classement sémantique de la part du lexicographe.
Ainsi, l'article APPUY donne d'abord les emplois
concrets et ensuite les
emplois abstraits, quoique la première entrée soit ambiguë:
Affermer quelque chose & asseurer, Confirmare.
Dire & affermer, Perhibere.
Affermer & maintenir aucune chose, Asseuerare
de re aliqua.
Affermer par serment, Iureiurando Affirmare. Affermir & tenir ferme, Obfirmare.
Affermir & fortifier, Firmare.
Affermir & asseurer une chose, Stabilire,
Constabilire.
Affermir de toutes pars, Circunfirmare.
Affermir son pied, Pedem figere.
Qui affermit, Stabilimen, Stabilimentum.
Appuy, Fulcimentum, Adminiculum.
L'appuy de toute l'accusation ... Vng appuy fourchu de quoy on soubtient
Vng appuy sortant de la muraille pour soubtenir
les loges
...une poultre, lequel on appelle corbeau
...
Auoir appuy d'amis ...
En revanche, l'article AMAS confond compléments de
choses et compléments de personnes, groupant les derniers, qui sont
tous donnés en complément à faire amas de,
à l'intérieur des premiers:
Amas ... de quelque chose ...
De même, l'article AILE mêle les deux sens
"- d'un oiseau" et "-
d'une armée".
... amas de ble ...
... amas de bois ...
... amas ... de quelque chose ...
... amas ... qu'on a faict de quelque chose ...
Faire amas de gens ...
Faire amas de gens de guerre ...
Faire amas de ieunes gens de guerre ...
Faire amas de gens de guerre ...
Faire amas de tesmoings ...
Auec grand amas ...
... amas des deniers ...
De même, les compléments de BAILLER
(a... /contrepois /couleur /coup /courage
/dons /doz, etc.), les épithètes de AFFAIRE (hasté /meslé /nets
/(de) nulle (valeur) /particuliers /privez,
etc.) et les verbes régissant celui-ci (avoir
/brassé /brouiller /charger /communiquer
/conduire /delaisser, etc.) sont classés
alphabétiquement. Les exemples d'un mot comme METTRE, qui n'a pas d'acceptions, mais seulement des valeurs
d'emploi, sont tous rangés par ordre alphabétique: METTRE + (x 151), SE METTRE + (x 14),
ESTRE MIS + (x 2). [199] La
division de l'article BRANCHE en a) BRANCHE + déterminant, b) verbe + BRANCHE, lui fait subordonner la distinction lexicale "branche
d'un arbre" / BRANCHE URSINE "herbe", BRANCHE URSINE étant classé à la fin du
premier groupe syntaxique, quoique marqué d'un pied-de-mouche. La
deuxième édition du Dictionaire françois-latin,
plus formelle que la première, réunit souvent sous une
même adresse les homonymes autonomes de 1539, les distinguant seulement
au moyen d'un pied-de-mouche. Ainsi, les deux articles AIRE sont confondus en 1549, de même que ceux traitant
TABLIER et ceux consacrés à la forme ASSOMMER. [200] En
général pourtant, E 1549 ne fait qu'ajouter d'autres items
bilingues aux articles établis par la première édition,
respectant plus ou moins heureusement l'organisation de ceux-ci quand il en
existe une. [201]
L'emploi du pied-de-mouche est
étendu: ajouté à des items (isolés ou
groupés) herités, ou joint à des nouveaux; par exemple,
s.v. Taille: "Vne taille de bois", "Vne taille qu'on ...
leue", "Pour sa taille" et "Frapper de taille", tous
déjà dans E 1539, sont précédés en 1549
d'un pied-de-mouche, ainsi que "La Taille en musique", entrée
nouvelle.
1.
2.
aller
aller
a la besongne
a la porte
a la selle
a toy
a
l'encontre
a l'entour
a tastons
a pied
a cheual
aux
banquetz
au deuant
au deuin
au fond
au march‚
au
Preteur
au saffran
contre aucun
de l'assemblee
de cost‚
de
uie
d'ung lieu
du lieu
en Capue
en la prouince
en
ambageoye
auant
dedans
deuant
droict
hastiuement
hors
ius
legierement
loing
lourdement
souuent
tresbien
x 3
x 2
x 2
x 2
x 2
x 4
x 2
x 3
x
4
x 3
x 2
x 3
x
3
3.
aller
aller
en embassade
en quelque lieu
en iugement
en
poincte
en quelque lieu
en rond
par deuant
par dessus
par
deuers
par eaue
par force
par toute l'Egypte
par les
maisons
par tout pais
par tout ung pais
par toute la prouince
par toutes les fermes
pour reuenir
sur l'eaue
sur le lieu
sur
les champs
sur la mer
uers aucung
uers celles la
uers eulx
boire
dormir
hucher
querir
ueoir
x 2
x 2
x 2
x 2
L'usage du pied-de-mouche, jamais systématique ni sûr (Estienne ne l'explique pas), diminue d'importance après Estienne, pour se voir souvent remplacer dans le Thresor par l'explicitation verbale des distinctions sémantiques et syntaxiques. [202]
2.2.2.3.2. Nicot: analyse explicite et classement logique
Les préoccupations étymologiques d'Estienne, soucieux en 1549
d'illustrer la langue française, l'amenèrent maintes fois
à valoriser le sens propre des mots-vedettes, [203] ceci pouvant à
l'occasion s'exprimer au moyen
d'un connecteur linguistique; ainsi, BLASON
"Proprement est ...". Thierry 1564, ajoutant à l'article BLASON une deuxième acception, introduit celle-ci:
"signifie aucunesfois ...". Estienne, en 1549, avait déjà
pu trouver aux sens un rapport de causalité: "ASNE, Asinus. Et pource que l'asne est de soy beste tardiue
& mal ingenieuse, nous appelons ... ung homme de lourd esprit ...
ung asne". Pourtant, il faut attendre la quatrième
édition du dictionnaire et la collaboration de Nicot pour voir se
créer un véritable effort d'analyse et de filiation
sémantiques explicites et suivies, travail qui, développé
par la suite, caractérisera le Thresor. Dans les éditions
de Nicot, les sens peuvent être présentés en série
énumérative:
A EST la premiere lettre ... // A aussi est
vne preposition signifiant ores ... ores ... // A aussi se
prent simplement pour ... // A aussi signifie ... // A aussi
estant auec ... est ... & estant auec ... prent
... & denote ... // A en oultre se prent pour ... // A
prenant ... signifie ... // A aussi est vne diction
indeclinable qui ... (ND 1573)
ce qui dote déjà l'article d'une formulation d'ensemble. Autre
procédé unificateur, la synthèse peut venir se joindre
à l'analyse. Ainsi l'article O se présente
en partie comme suit:
interiection seruant ... en cas dont l'on s'esmerueille ...
Et ce ou par loüange ... Ou en vitupere & detestation
... Ou par vitupere indirect, qui est l'ironie ... Ou est
interiection de marque de douleur ... Ou indicatiue de suffrage &
approbation par exultation & liesse ... Ou indicatiue de
souhait ... Ou simplement significatiue d'aise & contentement que
l'on reçoit de quelque chose ... Mais en toutes ces
variées significations, l'ecstase l'emporte laquelle s'estend en
maintes passions de l'ame, toutes neantmoins ecstatiques (N 1606)
Plus caractéristiques, cependant, sont les filiations:
Assemblee c'est ... Ainsi dit-on ... Selon ce Assemblee
en faict de ... anciennement estoit ... Assemblee aussi
estoit ... Selon ce, disoit-on ... Le mot est ainsi prins,
par ce que ... Et de mesme signification disoit-on aussi ...
le mot Assemblee est passe à ... pour ... & de la
dict on plus esloigneement ... (ND 1573)
Lorsque le mot ainsi traité figurait déjà dans la
nomenclature des éditions antérieures, Nicot-Dupuys 1573 et
Nicot 1606 mettent souvent les items existants à la suite d'un
alinéa nouveau. Aussi celui-ci reprendra-t-il souvent ceux-là,
au moins en partie:
Et par figure, Buffet est prins pour l'assortissement de toute la
vaisselle d'argent qu'il faut pour l'entier seruice. Selon ce on dit, Il a
vn buffet d'argent (N 1606 s.v. Buffet)
vient s'ajouter à:
Vn buffet d'or & d'argent, c'est à dire la vaisselle qu'il faut
pour le seruice de la table (< E 1539) [204]
Parfois, les items hérités sont intégrés à
l'analyse (par exemple, s.v. Taille dans N 1606). [205]
Les analyses sémantiques, cadre organisateur des articles de Nicot (cf. 2.2.8.1), sont articulées à trois niveaux fondamentaux: le classement des sens, l'identification sémique et les exemples. Le classement des sens s'opère au moyen de connecteurs, que nous appelons ordonnateurs sémantiques (OS); dans le cas des listages énumératifs, ceux-ci seront de simples copulatives (OSE) -- et, aussi, tantost, etc.; dans celui des filiations, les ordonnateurs indiqueront la dépendance des sens (OSD) -- par metaphore, etc. L'identification sémique (I) comprend en premier lieu les énoncés définisseurs (IDF) -- définitions analytiques ou simples -- et leurs compléments éventuels. Elle peut aussi, par une démarche onomasiologique, comprendre des dénominations (IDN). Les exemples d'emploi (Ex) relèvent le plus souvent de l'usage standard de l'époque et sont forgés par le lexicographe; ils peuvent aussi être marqués (ExM) -- jadis, citations signées, etc. Le traitement sémantique du premier alinéa des articles ACCOUCHER (N 1606) et BATAILLE (ND 1573) se présente donc ainsi: [206]
ACCOUCHER (N 1606) | ||
1. | OSD | proprement |
IDF | (Est) se mettre en la couche, non ia pour vne nuict sans plus, ains pour plus long temps | |
IDF | (qu'on dit aussi) Alliter | |
Ex | (comme) Il s'est accouché malade | |
2. | OSD | & par metaphore ... par ce que les femmes apres l'enfantement tiennent ordinairement le lict |
IDF | Deliurer d'enfant | |
Ex | (comme) La Royne est accouchée d'vn fils | |
> IDN | (Aussi dit-on) les couches d'vne femme | |
OSE | Et | |
IDN | vne femme estre en couche | |
IDF | quand apres son enfantement, elle tient la couche & le lict | |
BATAILLE (ND 1573) | ||
1. | OSE | tantost |
IDF | (C'est) la meslee & combat de deux armees rengees soit à iour assignè ou à iour forcé. Et est different de rencontre & d'escarmouche qui ne sont de deux armees entieres, & ordonnees | |
Ex | (Selon ceste signification on dit) iour de bataille | |
Ex | (ou) bataille assignee | |
Ex | Bataille gaignee | |
Ex | Bataille perdue | |
Ex | Bataille sanglante | |
ExM | (On disoit ainsi iadis) La bataille corps à corps est arrestee | |
2. | OSE | Tantost |
IDF | (c'est) chasque bataillon ou esquadron d'une armee | |
ExM | (au 3. li. d'Amad. chap. 5.) Pour à quoy paruenir, le Roy ordonna neuf batailles, à chascune desquelles il mit douze cens cheualliers, reste à la sienne qui estoit de quinze cens ou plus | |
3. | OSD | Selon laquelle signification anciennement |
IDF | en l'ordonnance d'une armee & l'auant & l'arriere garde (estoyent appellées batailles) | |
4. | OSD | mais à present |
IDF | (le mot bataille est restrainct au) seul esquadron ou bataillon auquel le roy ou son lieutenant general representant sa personne en son absence est renge, estant ledict esquadron procedé de l'auangarde, comme d'vng auanceur & secondé de l'auant garde [sic, = arriere garde] | |
5. | OSE | aussi |
IDF | (Bataille se prent pour) l'armee entiere | |
Ex | (& en ceste signification on dict) bataille rengée | |
ExM | (audict liure & chap. d'Amad.) Estans doncques les deux batailles rengées & prestes a combatre marcherent droict l'vng contre l'autre & menoit le premier reng de la part de ceulx de lisle ferme Florestan & c. |
ACCOUCHER (N 1606) | |||||
---|---|---|---|---|---|
OSE | OSD | IDN | IDF | Ex | |
1 | proprement | se mettre en la couche pour plus d'vne nuict | |||
Alliter | Il s'est accouché malade | ||||
2 | par metaphore | Deliurer d'enfant | La Royne est accouchée d'vn fils | ||
> | les couches d'vne femme | ||||
Et | vne femme estre en couche | quand apres son enfantement elle tient la couche & le lict |
BATAILLE (ND 1573) | |||||
---|---|---|---|---|---|
OSE | OSD | IDF | Ex | ExM | |
1 | tantost | la meslee & combat de deux armees rengees | iour de bataille | (iadis) La bataille corps à corps est arrestee | |
bataille assignee | |||||
Bataille gaignee | |||||
Bataille perdue | |||||
Bataille sanglante | |||||
2 | Tantost | chasque bataillon ou esquadron d'vne armee | "le Roy ordonna neuf batailles" | ||
3 | Selon laquelle signification anciennement | & l'auant & l'arriere garde | |||
4 | mais à present | seul esquadron ou bataillon auquel le roy ou son lieutenant est renge | |||
5 | aussi | l'armee entiere | bataille rengee | "Estans doncques les deux batailles rengées" |
Les ordonnateurs de dépendance sémantique offrant un intérêt particulier, puisqu'ils sont chez Nicot si variés et centraux à l'analyse des sens, notons-en quelques-uns des plus caractéristiques: