2.2.2.3. Analyse et classement des sens

L'essentiel a déjà été dit à propos de l'analyse et du classement des sens dans le Dictionaire françois-latin et le Thresor: celui-ci "nous propose un aperçu complet des deux principaux types de rubriques. Suivant la tradition des vocabulaires bilingues, les items traductifs /./ procèdent par énumération des emplois (sens principaux et acceptions), sans qu'une volonté d'organisation soit perceptible. Dans les cas les plus simples, celui des mots concrets par exemple, le sens usuel, qui se confond souvent avec le sens étymologique ou propre, est placé en tête. Mais, dès que la polysémie devient plus riche, les séries semblent composées au hasard. /./ La forme des articles rédigés, dans lesquels dominent les développements français, s'oppose à celle des précédents par la place essentielle accordée aux considérations étymologiques et diachroniques en général /./. Elle fait des filiations sémantiques la trame des articles, et les rapports étymologiques clairement énoncés apporteront même, dans les cas difficiles, plus de précision à la description des signifiés". En partant des déclarations de B. Quemada, [196] on peut faire un certain nombre de remarques de détail.

2.2.2.3.1. Estienne: acception et item, classement sémantique et classement formel

Retournant, en 1539, son Dictionarium latinogallicum pour en faire un dictionnaire de thème, Estienne n'eut pas toujours comme premier souci la signification des items français qu'il réunissait dans la nomenclature. Ainsi, comme nous l'avons déjà vu, il lui arrivait, dans l'organisation de ses articles, d'être guidé davantage par le latin que par le français (cf. 2.2.1.1.4). De courts articles comme AFFERMER et AFFERMIR énumèrent les différentes acceptions du mot-vedette en les distinguant au moyen de la coordination traductive ou d'adjonctions syntagmatiques, chaque contexte nouveau appelant un mot ou expression latin différent:

Parfois, un effort d'interprétation permet de conclure à une volonté de classement sémantique de la part du lexicographe. Ainsi, l'article APPUY donne d'abord les emplois concrets et ensuite les emplois abstraits, quoique la première entrée soit ambiguë: En revanche, l'article AMAS confond compléments de choses et compléments de personnes, groupant les derniers, qui sont tous donnés en complément à faire amas de, à l'intérieur des premiers: De même, l'article AILE mêle les deux sens "- d'un oiseau" et "- d'une armée".

L'emploi du pied-de-mouche (¶) [197] varie. Dans l'article ARC, il sert à signaler les sens météorologique ("arc au ciel") et architectural qui sont donnés à la suite de l'acception "Arc a fleisches". Dans l'article BANDE, le premier pied-de-mouche suit 26 alinéas concernant l'acception "bande de gens" et sert à signaler le premier de sept exemples du syntagme PAR BANDES; viennent ensuite un pied-de-mouche pour BANDE ET LIGUE et un troisième pour marquer le premier de trois items traitant BANDE = "objet". Cependant, dans le traitement du verbe BANDER, les memes aires sémantiques ne méritent pas de distinction typographique et, en fait, sont confondues. Le classement des adresses étant surtout basé sur des critères formels, [198] APPETIT ("sorte d'aulx") se trouve s.v. Appetit, et BRANCHE URSINE ("sorte d'herbe") s.v. Branche, mais les deux sont signalés par un pied-de-mouche. Souvent, ce sont des items dont le seul intérêt réside dans le latin qui sont précédés d'un pied-de-mouche. Par exemple, s.v. Banquet, "Qui est conuié ou inuité au banquet, Conuiuia, Epulo" et "Qui fait banquet, Conuiuiator" le sont. À cet égard, la mise en saillie du texte peut se substituer au pied-de-mouche; par exemple, s.v. Art, "Qui use d'art, Artificiosus" et "Faict d'art, Artificialis" sont imprimés en saillie.

Certains mots français, fréquents dans le texte du Dictionarium latinogallicum, ont, par conséquent, droit à un long article dans le Dictionaire francoislatin. Il s'agit surtout de noms et de verbes. Ici, l'organisation des items dépend davantage de considérations formelles (syntagmatiques) que de facteurs purement sémantiques. Ainsi, les emplois pronominaux du verbe seront souvent réunis et tantôt signales d'un pied-de-mouche (ACCROISTRE), tantôt non (ASSEOIR). De même, s.v. Ainsi, les exemples de TOUT AINSI QUE, signalés, sont mis à la suite de ceux, non signalés, illustrant AINSI QUE. Les regroupements syntaxiques sont souvent accompagnés, à l'intérieur de chacun, d'un classement alphabétique approximatif des séquences suivant, ou précédant, le mot-adresse. Par exemple, après une douzaine d'items liminaires quelconques, l'article ALLER est divisé grosso modo en trois parties: ALLER + préposition, ALLER + adverbe, ALLER + verbe. Voici l'essentiel de ce classement, tel qu'il peut être dégagé:

De même, les compléments de BAILLER (a... /contrepois /couleur /coup /courage /dons /doz, etc.), les épithètes de AFFAIRE (hasté /meslé /nets /(de) nulle (valeur) /particuliers /privez, etc.) et les verbes régissant celui-ci (avoir /brassé /brouiller /charger /communiquer /conduire /delaisser, etc.) sont classés alphabétiquement. Les exemples d'un mot comme METTRE, qui n'a pas d'acceptions, mais seulement des valeurs d'emploi, sont tous rangés par ordre alphabétique: METTRE + (x 151), SE METTRE + (x 14), ESTRE MIS + (x 2). [199] La division de l'article BRANCHE en a) BRANCHE + déterminant, b) verbe + BRANCHE, lui fait subordonner la distinction lexicale "branche d'un arbre" / BRANCHE URSINE "herbe", BRANCHE URSINE étant classé à la fin du premier groupe syntaxique, quoique marqué d'un pied-de-mouche. La deuxième édition du Dictionaire françois-latin, plus formelle que la première, réunit souvent sous une même adresse les homonymes autonomes de 1539, les distinguant seulement au moyen d'un pied-de-mouche. Ainsi, les deux articles AIRE sont confondus en 1549, de même que ceux traitant TABLIER et ceux consacrés à la forme ASSOMMER. [200] En général pourtant, E 1549 ne fait qu'ajouter d'autres items bilingues aux articles établis par la première édition, respectant plus ou moins heureusement l'organisation de ceux-ci quand il en existe une. [201] L'emploi du pied-de-mouche est étendu: ajouté à des items (isolés ou groupés) herités, ou joint à des nouveaux; par exemple, s.v. Taille: "Vne taille de bois", "Vne taille qu'on ... leue", "Pour sa taille" et "Frapper de taille", tous déjà dans E 1539, sont précédés en 1549 d'un pied-de-mouche, ainsi que "La Taille en musique", entrée nouvelle.

L'usage du pied-de-mouche, jamais systématique ni sûr (Estienne ne l'explique pas), diminue d'importance après Estienne, pour se voir souvent remplacer dans le Thresor par l'explicitation verbale des distinctions sémantiques et syntaxiques. [202]

2.2.2.3.2. Nicot: analyse explicite et classement logique

Les préoccupations étymologiques d'Estienne, soucieux en 1549 d'illustrer la langue française, l'amenèrent maintes fois à valoriser le sens propre des mots-vedettes, [203] ceci pouvant à l'occasion s'exprimer au moyen d'un connecteur linguistique; ainsi, BLASON "Proprement est ...". Thierry 1564, ajoutant à l'article BLASON une deuxième acception, introduit celle-ci: "signifie aucunesfois ...". Estienne, en 1549, avait déjà pu trouver aux sens un rapport de causalité: "ASNE, Asinus. Et pource que l'asne est de soy beste tardiue & mal ingenieuse, nous appelons ... ung homme de lourd esprit ... ung asne". Pourtant, il faut attendre la quatrième édition du dictionnaire et la collaboration de Nicot pour voir se créer un véritable effort d'analyse et de filiation sémantiques explicites et suivies, travail qui, développé par la suite, caractérisera le Thresor. Dans les éditions de Nicot, les sens peuvent être présentés en série énumérative:

ce qui dote déjà l'article d'une formulation d'ensemble. Autre procédé unificateur, la synthèse peut venir se joindre à l'analyse. Ainsi l'article O se présente en partie comme suit: Plus caractéristiques, cependant, sont les filiations: Lorsque le mot ainsi traité figurait déjà dans la nomenclature des éditions antérieures, Nicot-Dupuys 1573 et Nicot 1606 mettent souvent les items existants à la suite d'un alinéa nouveau. Aussi celui-ci reprendra-t-il souvent ceux-là, au moins en partie: vient s'ajouter à: Parfois, les items hérités sont intégrés à l'analyse (par exemple, s.v. Taille dans N 1606). [205]

Les analyses sémantiques, cadre organisateur des articles de Nicot (cf. 2.2.8.1), sont articulées à trois niveaux fondamentaux: le classement des sens, l'identification sémique et les exemples. Le classement des sens s'opère au moyen de connecteurs, que nous appelons ordonnateurs sémantiques (OS); dans le cas des listages énumératifs, ceux-ci seront de simples copulatives (OSE) -- et, aussi, tantost, etc.; dans celui des filiations, les ordonnateurs indiqueront la dépendance des sens (OSD) -- par metaphore, etc. L'identification sémique (I) comprend en premier lieu les énoncés définisseurs (IDF) -- définitions analytiques ou simples -- et leurs compléments éventuels. Elle peut aussi, par une démarche onomasiologique, comprendre des dénominations (IDN). Les exemples d'emploi (Ex) relèvent le plus souvent de l'usage standard de l'époque et sont forgés par le lexicographe; ils peuvent aussi être marqués (ExM) -- jadis, citations signées, etc. Le traitement sémantique du premier alinéa des articles ACCOUCHER (N 1606) et BATAILLE (ND 1573) se présente donc ainsi: [206]

Le tableau suivant dégage l'essentiel de ce traitement sémantique.

ACCOUCHER (N 1606)
  OSE OSD IDN IDF Ex
1   proprement   se mettre en la couche pour plus d'vne nuict  
Alliter Il s'est accouché malade
2   par metaphore   Deliurer d'enfant La Royne est accouchée d'vn fils
>     les couches d'vne femme    
  Et   vne femme estre en couche quand apres son enfantement elle tient la couche & le lict  

BATAILLE (ND 1573)
  OSE OSD IDF Ex ExM
1 tantost   la meslee & combat de deux armees rengees iour de bataille (iadis) La bataille corps à corps est arrestee
bataille assignee
Bataille gaignee
Bataille perdue
Bataille sanglante
2 Tantost   chasque bataillon ou esquadron d'vne armee   "le Roy ordonna neuf batailles"
3   Selon laquelle signification anciennement & l'auant & l'arriere garde    
4   mais à present seul esquadron ou bataillon auquel le roy ou son lieutenant est renge    
5 aussi   l'armee entiere bataille rengee "Estans doncques les deux batailles rengées"

Les ordonnateurs de dépendance sémantique offrant un intérêt particulier, puisqu'ils sont chez Nicot si variés et centraux à l'analyse des sens, notons-en quelques-uns des plus caractéristiques:

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