NEF - Le Livre 010101 de Marie Lebert - Enquête
17.1. Convergence multimédia et conditions de travail
17.2. L'avenir du réseau vu par les auteurs
17.3. L'avenir du réseau vu par les diffuseurs de contenu
17.4. L'avenir du réseau vu par les gestionnaires
La numérisation permettant désormais de créer, enregistrer, combiner, stocker, rechercher et transmettre des données de manière simple et rapide, le processus matériel de production s'en trouve considérablement accéléré. Les progrès des technologies de l'information en général, et de la numérisation en particulier, entraînent progressivement l'unification de tous les secteurs liés à l'information: imprimerie, publication, conception graphique, presse, enregistrement sonore, réalisation de films, radiodiffusion, télédiffusion, etc. C'est ce qu'on appelle la convergence multimédia.
Si on nous annonce tous les jours de nouvelles prouesses techniques, la convergence multimédia a ses revers, à commencer par la surinformation et la désinformation. D'où le rôle des journalistes pour trier cette information, la commenter et faire preuve d'esprit critique.
Plus graves encore, les autres revers de la convergence multimédia sont les contrats occasionnels et précaires, l'isolement des télétravailleurs, le non respect du droit d'auteur, etc. A part pour le droit d'auteur, étant donné l'enjeu financier qu'il représente, il est rare que ces problèmes fassent la "une" des journaux.
Pour ne prendre qu'un exemple, celui de la presse, les dirigeants syndicaux insistent régulièrement sur la pression constante exercée sur les journalistes des salles de rédaction. Désormais leurs articles doivent être prêts à n'importe quelle heure - et non plus seulement en fin de journée - et le rythme de travail est extrêmement soutenu. Ces tensions à répétition sont encore aggravées par une journée de travail sur écran pendant huit à dix heures d'affilée. Souvent, les normes de sécurité au travail ne sont pas respectées. Après quelques années de ce régime, des journalistes "craquent" à l'âge de 35 ou 40 ans.
Les journalistes ne sont pas les seuls à "craquer" après plusieurs années de tension et de stress. Le fait de pouvoir être joint à tout moment par courrier électronique, par téléphone portable et par SMS (short message service) n'arrange rien, à moins, quand on peut, de faire barrage et de s'efforcer de ne pas travailler 24 heures par jour, ce qui n'est pas toujours facile.
De plus, les problèmes auxquels la "nouvelle économie" est confrontée depuis la fin 2000 n'arrangent rien. Ces derniers mois ont été marqués par l'effondrement des valeurs internet en bourse, alors qu'on prédisait pour ces valeurs une croissance de 30% et plus. Les recettes publicitaires sont moins importantes que prévu alors qu'elles sont souvent la principale source de revenus des sociétés internet. Enfin le ralentissement économique, observé d'abord aux Etats-Unis et ensuite partout ailleurs, entraîne la fermeture de nombreuses dot.com ou le licenciement d'une partie de leur personnel.
Pour ne prendre que quelques exemples, le 16 novembre 2000, les dirigeants de Britannica.com, le site web de l'Encyclopaedia Britannica (voir 12.1), annoncent une restructuration du site dans l'optique d'une plus grande rentabilité. 75 personnes sont licenciées, soit 25% du personnel. L'équipe qui travaille sur la version imprimée n'est pas affectée. Le 30 janvier 2001, la librairie en ligne Amazon.com, qui emploie 1.800 personnes en Europe, annonce une réduction de 15% des effectifs et la restructuration du service clientèle européen, qui était basé à La Hague (Pays-Bas). Les 240 personnes qu'emploie ce service sont transférées dans les centres de Slough (Royaume-Uni) et Regensberg (Allemagne). Aux Etats-Unis, dans la maison-mère, suite à un quatrième trimestre 2000 déficitaire, un plan de réduction de 15% des effectifs entraîne 1.300 licenciements.
Les médias américains suppriment de nombreux emplois dans leurs filiales internet. Le 7 janvier 2001, le New York Times Co. - qui édite de grands journaux comme le New York Times et le Boston Globe - annonce la suppression de 69 postes sur les 400 que compte New York Times Digital, sa filiale internet, soit 17% de ses effectifs. Selon la direction, les licenciements devraient permettre à la société de recouvrer la rentabilité en 2002, après une perte de 18 millions de $US (19 millions d'euros) au troisième trimestre 2000 pour un chiffre d'affaires de 12,1 millions de $US (12,7 millions d'euros), en hausse de près de 100% par rapport à l'année précédente.
De son côté, à la même date, le groupe CNN annonce une réorganisation interne avec suppression de 500 à 1.000 postes, dont une bonne partie des 750 postes de CNN Interactive, la division interactive du groupe, qui supervise une quinzaine de sites à l'enseigne CNN en plusieurs langues (anglais, allemand, espagnol, italien, portugais, japonais, suédois, etc.). News Corporation, le groupe de médias contrôlé par Rupert Murdoch, décide de fusionner sa division internet News Digital Media, qui produit les principaux sites web du groupe, avec les chaînes de télévision auxquelles ces sites sont associés (Fox, Fox Sports et Fox News), ce qui signifie la suppression de la moitié des 400 emplois existants.
En juillet 2001, ce sont les librairies en ligne françaises qui sont touchées, le nombre de librairies semblant trop important par rapport au marché actuel (voir 10.2). La librairie Bol.fr décide de fermer ses portes le 1er août, avec traitement des commandes reçues jusqu'au 15 septembre.
Autre facteur très inquiétant, les conditions de travail des salariés de la nouvelle économie laissent fort à désirer. Pour ne prendre que l'exemple le plus connu, Amazon.com ne fait plus seulement la "une" pour son modèle économique, mais pour les conditions de travail de son personnel. Le Prewitt Organizing Fund et le syndicat SUD-PTT Loire Atlantique débutent le 21 novembre 2000 une action de sensibilisation auprès des salariés d'Amazon France pour de meilleures conditions de travail et de salaires (voir 16.1 pour le descriptif d'Amazon France). Ils rencontrent une cinquantaine de salariés travaillant dans le centre de distribution de Boigny-sur-Bionne, dans la banlieue d'Orléans. SUD-PTT dénonce chez Amazon "des conditions de travail dégradées, la flexibilité des horaires, le recours aux contrats précaires dans les périodes de flux, des salaires au rabais, et des garanties sociales minimales". Une action similaire est menée en Allemagne et en Grande-Bretagne. Patrick Moran, responsable du Prewitt Organizing Fund, entend constituer une alliance des salariés de la nouvelle économie (Alliance of New Economy Workers).
Comment les auteurs voient-ils sur l'avenir du réseau?
Michel Benoît, auteur de nouvelles noires et fantastiques: "En ce moment, il est extrêmement difficile de faire quelque prédiction que ce soit sur le futur d'internet. Toute prospective le moindrement pointue, techniquement par exemple, sur l'évolution du net sera certainement farfelue dans un futur plus ou moins rapproché. On peut y aller d'idées, encore que ça doit être très général. Pas par crainte d'être ridicule, le ridicule ne tue pas, c'est connu. Non, par souci d'honnêteté, tout simplement. (...) Parenthèse: est-il si farfelu de penser que les historiens des années 2100 considéreront l'avènement du net comme un événement aussi, sinon plus, important que la révolution industrielle? Le feu, l'agriculture, la révolution industrielle, le net. On en est rendu à la 'révolution continue de l'Evolution'. Ça me fait penser à ce merveilleux texte Desiderata, découvert dans l'église Saint-Paul à Baltimore en 1693, je pense. J'en cite de mémoire une phrase qui me hante: 'Que vous le compreniez ou non, que vous le vouliez ou non, l'univers évolue comme il se doit.' J'y crois. Je crois sincèrement qu'au travers l'incroyable désordre de l'Evolution, il n'y a rien qui soit soumis au hasard. 'Dieu n'a pas créé un monde soumis au hasard', disait Einstein à Bohr lors d'une de leurs homériques prises de bec."
Lucie de Boutiny, écrivain papier et pixel: "Comme tous ceux qui ont surfé avec des modems de 14.4 Ko sur le navigateur Mosaic et son interface en carton-pâte, je suis déçue par le fait que l'esprit libertaire ait cédé le pas aux activités libérales décérébrantes. Les frères ennemis devraient se donner la main comme lors des premiers jours car le net à son origine n'a jamais été un repaire de 'has been' mélancoliques, mais rien ne peut résister à la force d'inertie de l'argent. C'était en effet prévu dans le scénario, des stratégies utopistes avaient été mises en place mais je crains qu'internet ne soit plus aux mains d'internautes comme c'était le cas. L'intelligence collective virtuelle pourtant se défend bien dans divers forums ou listes de discussions, et ça, à défaut d'être souvent efficace, c'est beau. Dans l'utopie originelle, on aurait aimé profiter de ce nouveau média, notamment de communication, pour sortir de cette tarte à la crème qu'on se reçoit chaque jour, merci à la société du spectacle, et ne pas répéter les erreurs de la télévision qui n'est, du point de vue de l'art, jamais devenue un média de création ambitieux."
Alain Bron, consultant en systèmes d'information et écrivain: "Ce qui importe avec internet, c'est la valeur ajoutée de l'humain sur le système. Internet ne viendra jamais compenser la clairvoyance d'une situation, la prise de risque ou l'intelligence du coeur. Internet accélère simplement les processus de décision et réduit l'incertitude par l'information apportée. Encore faut-il laisser le temps au temps, laisser mûrir les idées, apporter une touche indispensable d'humanité dans les rapports. Pour moi, la finalité d'internet est la rencontre et non la multiplication des échanges électroniques."
Tim McKenna, écrivain et philosophe: "J'aimerais que l'internet devienne davantage un outil d'accès à l'information et aux médias non contrôlé par les multinationales."
Xavier Malbreil, auteur multimédia: "Concernant l'avenir de l'internet, je le crois illimité. Il ne faut pas confondre les gamelles que se prennent certaines start-up trop gourmandes, ou dont l'objectif était mal défini, et la réalité du net. Mettre des gens éloignés en contact, leur permettre d'intéragir, et que chacun, s'il le désire, devienne son propre fournisseur de contenu, c'est une révolution dont nous n'avons pas encore pris toute la mesure."
Christian Vandendorpe, professeur et écrivain: "Cet outil fabuleux qu'est le web peut accélérer les échanges entre les êtres, permettant des collaborations à distance et un épanouissement culturel sans précédent. Mais cet espace est encore fragile. Il risque d'être confisqué par des juridictions nationales. Ou il peut être transformé en une gigantesque machine à sous au moyen de laquelle la quasi-totalité de nos activités entrerait dans le circuit économique et ferait l'objet d'une tarification minutée. On ne peut pas encore prédire dans quel sens il évoluera. Le phénomène Napster a contribué à un début de prise en main par les juges, qui tendent à imposer sur cet espace les conceptions en vigueur dans le monde physique. On pourrait ainsi en étouffer le potentiel d'innovation. Il existe cependant des signes encourageants, notamment dans le développement des liaisons de personne à personne et surtout dans l'immense effort accompli par des millions d'internautes partout au monde pour en faire une zone riche et vivante."
En juin 1998, Olivier Bogros, créateur de la Bibliothèque électronique de Lisieux, écrivait: "Internet est un outil formidable d'échange entre professsionnels (tout ce qui passe par le courrier électronique, les listes de diffusion et les forums) mais qui est un consommateur de temps très dangereux: on a vite fait si l'on n'y prend garde de divorcer et de mettre ses enfants à la DASS (Direction de l'aide sanitaire et sociale). Plus sérieusement, c'est pour les bibliothèques la possibilité d'élargir leur public en direction de toute la francophonie. Cela passe par la mise en ligne d'un contenu qui n'est pas seulement la mise en ligne du catalogue, mais aussi et surtout la constitution de véritables bibliothèques virtuelles. Les professionnels des bibliothèques sont les acteurs d'un enjeu important concernant la place de la langue française sur le réseau."
De l'avis de Marie-Aude Bourson, créatrice de Gloupsy, site littéraire faisant connaître de nouveaux auteurs, l'internet verra "une concentration des sites commerciaux mais une explosion des sites persos qui seront regroupés par communautés d'intérêt".
Denis Zwirn, PDG de Numilog: "Le développement attendu d'internet est une panacée qui possède suffisamment d'évidence pour ne pas y insister: il ne s'agit pas d'une mode, mais d'une révolution des moyens de communication qui présente des avantages objectifs tellement forts qu'on ne voit pas, sauf nouveau saut technologique inattendu, comment elle pourrait ne pas se répandre."
Pierre-Noël Favennec, expert à la direction scientifique de France Télécom R&D: "Le mariage des télécommunications et de l'informatique font de l'internet une technologie extrêmement puissante et très riche d'avenir. Mais l'internet n'est qu'une technologie, puissante certes, qui vient s'ajouter à celles existantes ; elle ne les remplace pas, elle apporte autre chose: de l'information potentielle supplémentaire, de la communication virtuelle où il n'y a plus de distance, un accès potentiel à de la culture venant de partout..."
Gérard Jean-François, directeur du centre de ressources informatiques de l'Université de Caen: "Pour l'avenir, les évolutions suivantes se précisent à l'horizon: les développements techniques pour la prise en compte des différents médias; la 'démocratisation' de l'internet, qui amènera la mise en place de réseaux professionnels; la multiplication des problèmes de sécurité liés à la dématérialisation de l'information."
Jean-Philippe Mouton, gérant de la société d'ingénierie Isayas: "Je pense que le développement et la maintenance de systèmes informatiques internet est une activité qui vient dans la continuité des systèmes MVS (multiple virtual storage) et client/serveur. De nouvelles sociétés sont créées pour répondre aux besoins informatiques récents des entreprises, alors que l'activité dans le domaine des vieux systèmes ralentit. La récession du net touche aujourd'hui en priorité les entreprises nouvelles de 'business online'. Internet n'a pas pour vocation véritable de créer de nouveaux commerces, c'est un moyen de communication, un nouvel outil marketing, la possibilité pour les entreprises d'avoir des franchises à moindre coût, une information accessible par l'ensemble de ses interlocuteurs... Je suis de ceux qui croient que les sociétés d'ingénierie risquent d'être moins touchées par le phénomène 'start-down' que d'autres dans ce domaine."
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La conclusion de ce chapitre appartient à Pierre Schweitzer, architecte designer et concepteur d'@folio, support numérique de lecture nomade: "Internet pose une foule de questions et il faudra des années pour organiser des réponses, imaginer des solutions. L'état d'excitation et les soubresauts autour de la dite 'nouvelle' économie sont sans importance, c'est l'époque qui est passionnante."
Chapitre 18: Définitions
Table des matières
© 2001 Marie Lebert