2.1.2.4.1. Marques temporelles
Le Thresor enregistre la langue "tant ancienne que moderne". C'est la
première qui est marquée. En l'absence de toute marque, il
s'agit en principe du lexique du temps (du responsable de l'enregistrement
d'une entrée donnée, cela va sans dire). [44] Les marques sont en
général de deux
sortes comme nous l'avons vu à 2.1.1.4. Les auteurs ou textes
nommés peuvent appuyer un sens actuel ou passé (quand ils ne
servent pas à illustrer autre chose -- cf. 2.2.4.1). Ainsi Budé
sera d'actualité dans E 1549, comme Ronsard dans T 1564, Du Fouilloux
dans ND 1573, Ragueau à l'époque où Nicot se documente
pour le Thresor. À côté de cela, Nicot cite une
pléthore d'auteurs anciens; [45] pour ne pas
remonter jusqu'à Charlemagne, mentionnons, par exemple, les
chroniqueurs du moyen âge ou les anciens romans. Cette dernière
espèce appartient plutôt au second type de repères, les
lexèmes et morphèmes de temps utilisés par le
lexicographe. Un mot ou sens actuel ne sera normalement marqué qu'en
opposition à un usage ancien; par exemple: "anciennement ...
appelées ... mais à present" (s.v. Bataille),
"estoient & sont tousiours couchez en ces
mots" (s.v. Accorder), tandis que l'indication d'un
emploi passé sera le plus souvent en opposition implicite; par exemple:
BACELE "en ancien langage François ...".
2.1.2.4.2. Marques spatio-linguistiques [46]
Cette catégorie renferme deux espèces théoriquement
distinctes mais pratiquement jointes. D'une part le français standard
s'oppose à ses variantes géographiques, d'autre part la langue
française se définit par rapport à d'autres langues.
Cependant, le statut des dialectes varie selon que l'on vise le système
ou le lexique. Tantôt Nicot met le languedocien et le provençal
sur le même pied que le français, l'espagnol et l'italien:
"tant le François que l'Espagnol, l'Italien & les languedocs &
Prouençaux" (s.v. Brave); l'opposition
français/languedocien est frequente: "Mortes, diction commune au
François & au Languedoc" (s.v. Aiguesmortes;
cf. s.v. Aiguiere, Tail); ou encore celle entre langue
d'oc et langue d'oïl: "au pais de Langue d'ouy on appelle
communéement Bailly celuy qui és pays de Languedoc & adiacens on
appelle Seneschal" (s.v. Bailli). Tantôt ils
sont mis sur le même plan que d'autres dialectes: "tant le Picard,
que le Prouençal, & le Languedoc, pour Banniere disent Bandiere"
(s.v. Banniere). Pour ce qui est du 'français', il
est opposé aux dialectes tantôt sans qualification: "le
François ... les Dialectes de ce royaume, comme des Picards"
(s.v. Burre; cf. s.v. Baster),
tantôt caractérisé: "terme Picard ... Le commun
François l'appelle Neffle" (s.v. Mesle); ou
bien, il peut être global: "A laquelle regle peut auoir quelque
faillance, selon la diuersité des dialectes François, mais ie
parle du plus fleuri langage" (s.v. Lambeau).
En comprenant les dialectes déjà mentionnés, nous
trouvons pour l'échantillonnage A-Ac, Ar, Ba, Br-By, La, Ta les
localisations géographiques d'entrées suivantes:
ACTOURNÉ "Mot vsité en
Normandie" (1606; et donc ACTOURNÉE)
BARRES "au pays de Normandie" (1606)
BRIEF DE DESSAISINE "entre Normands" (1606
090A84)
BUTER "Ainsi le Normand dit ..." (1606)
ARAIRE "mot Lionnois" (1606)
BACON "Lugd. & Delphin." (1564)
BARAT "mot grandement vsité és pays
de Languedoc, Prouence, & adiacents" (1606)
TAIL "Le Languedoc en vse" (1606)
BARDANE "Allobrogibus [c.-à-d. savoyard]"
(1549)
BARON "Picard" (1564)
BREDALLE "Picard" (1564)
LAIGNE "Mot de Picardie" (1549; 1564 = LAIGNIÉ)
TAIE "Pic." (1549)
TANTE "Pic." (1549)
TASSE "Pic." (1549)
TASSETTE "en picardie" (1564)
TAUTE "ceulx de Marseille" (1539)
ASSEE "Pictonibus" (1549; cf. s.v. Beccasse (1564))
AVEILLE/AVETTE "mot duquel on use en Touraine &
Aniou" (1549)
CAP "Gascon" (1606)
BARRIQUE "Aquitanis" (1549)
ESSOYNER "diction ... villageoise" (
1606)
MAIRE "en plusieurs villes de France, comme
à la Rochelle & ailleurs" (1573)
LAREGE "Les Venitiens" (1549) [47]
ACCELERER "pur latin ... Le naif
François est haster" (1606) [48]
LACRE "vocable Indien apporté &
peuplé en l'Europe par les Espagnols" (1606)
MAMMELUCH "en langue Surienne" (1549; 1606 =
MAMALUC)
MIRAMOMELIN "mot Arabesque" (1606)
SOLDAN "mot de principauté, & barbare"
(1606), etc. [49]
ABOUVIER "en certains lieux de Normandie"
(1606)
Ailleurs, on trouve:
ADIRER "mot frequent à Paris ...
Pourtant vsez des formules de Esgarer" (1564)
Ajoutons les localisations multiples du type:
BACLER "vsité entre gens de village"
(1606)
Le territoire étranger n'est pas exclu:
HALE "vsité és villes du pays de
Suisse, & ailleurs" (l606)
Dans la classe 'français vs langues étrangères'
nous pouvons d'abord mentionner les emprunts. Faits à l'italien ou au
latin, ils sont souvent critiqués, surtout les premlers:
ASSASSIN "prins de l'Italien (ainsi n'en puisse
oncques le François prendre l'vsage)" (1606)
Faits aux langues exotiques, surtout celles du Levant, ils constituent ce
qu'on a appelé depuis des termes de relation:
ALMORAVIDES "gents de cheual Mores" (1606)
Le latin des noms de plantes populaires pose un problème particulier
que nous traiterons à la section 2.2.7.2.2. Mentionnons simplement que
ces mots ne sont pas exclus de la nomenclature; par exemple, dès E
1539, on trouve AGNUS CASTUS "Vne sorte d'arbre qu'on
appelle Agnus castus, Vitex" (s.v. Agneau); ou en
1564: BAPTISECULA "voiez Bleuetz", "Aucuns
l'appellent Baptisecula pource qu'elle nuyt aux faucheurs faisant
reboucher le trenchant de leurs faulx ou faucilles, Les anciens nommoient vne
faulx ou faucille en latin Secula" (s.v. Bleuet).
La "langue françoyse" du titre du Thresor est donc à prendre dans sa plus grande extension, le "françois" des articles, entrant en opposition avec les dialectes, étant en fait marqué et signifiant 'francais commun', ou à la llmite 'langue d'oïl'.
Et puis, pour finir, il y a les entrées perfides - 'non marquées' mais visiblement non françaises. Par exemple, les deux listes de noms de promontoires, l'une portugaise, s.v. Cabo: CABO DE TRES ARCAS, CABO DE CHIO, CABO DE CARBONERO, etc. (19 noms, depuis 1549); l'autre itallenne, s.v. Cap: CAP BIANCO, CAP CHELIDONI, CAP CONELLO, etc. (20 entrees, depuis 1549; de 1549 à 1573 le premier mot est dans tous les cas CAPO). Il arrive même que le français soit donné en traduction: CABO DE BÕNA SPERANZA "Le cap de bonne esperance, Caput bonae spei"! Pourtant, le cas le plus aberrant est celui du grec: "Qui corporis habitudine laborant" (1564 le classe après ETIQUE; 1606 l'intègre à ETIQUE), "La feste des Rameaux" (entrée depuis 1564 à la suite de l'article PASQUE)!!
2.1.2.4.3. Marques socio-professionnelles
C'est la classe la plus difficile à traiter. Il s'agit en principe des
vocabulaires particuliers, techniques, des différents domaines de
l'activité de l'homme - occupations, divertissements, vie en
communauté, sustenance, préservation, etc. Les domaines
eux-mêmes sont assez faciles à delimiter et à structurer
en champs notionnels. Le vocabulaire ne se laisse pas faire de la même
façon. Si une activité est commune à tous les sujets
d'une communauté linguistique, les termes qu'ils emploieront pour en
parler appartiendront nécessairement à la langue commune. Tout
le monde s'habille (du moins dans les communautés qui ont des langues
techniques), mais tout le monde ne fabrique pas ses vêtements; le
vocabulaire de leur confection sera en partie plus ou moins connu et compris
de chacun et sera ainsi plus ou moins technique; la partie non comprise des
non-fabricants sera la plus technique. C'est donc une question de
degré, que chaque lexicographe tranchera à sa façon avec
plus ou moins de constance. L'inconséquence n'est pas
étrangère aux dictionnaires contemporains, elle le fut encore
moins à ceux du XVIe siècle. Comme le démontre B.
Quemada, [50] dans les
premiers dictionnaires
généraux l'emploi des marques fut irrégulier, leur forme
instable et leur place imprévisible.
Nous avons eu l'occasion, dans la section 2.1.1.2, de parler d'un certain
nombre de mots relevant de domaines speciaux. Jacques Dupuys annonce dans
l'épître dédicatoire de T 1564 la présence dans le
dictionnaire de mots techniques - les propres et particuliers mots de tous les
arts, sciences et métiers. Cependant, comme les listes que nous avons
données à cet endroit le montrent, ces mots sont rarement
dotés d'une marque spéciale, ce qui rend malaisée la
différenciation entre appartenance notionnelle et appartenance
fonctionnelle. Ainsi, les noms de métiers, normalement moins techniques
que les noms d'outils ou de procédés, seront
présentés sur le même plan qu'eux, du moins avant Nicot.
Celui-ci ajoute un certain nombre de marques aux entrées dont il
hérite, mais à assez peu d'entre elles:
> "Est la iettée de la tuyle ou autre chose issant du couuert
d'vne maison ... Et est vn mot vsité en
maçonnerie" (1606)
"Faire grand abbatis, Magnas strages edere" (1549 s.v.
Abbatis)
> "on dit aussi en cas de guerre, Apres vne bataille faire grand
abbatis, Magnas strages edere" (1606)
LARMIER "le larmier d'une muraille, ...
d'une maison" (1539)
Le contraire peut se produire:
ACCEPTILATION "en droict, est vn payement ..."
(1573) > "Est vn payement ..." (1606)
Ce sont surtout les mots et emplois ajoutés à la nomenclature
par Nicot qui se voient attribuer une étiquette, puisque leur article
doit être créé de toutes pièces. Les questions de
forme et de place sont liées. D'abord, il y a un certain nombre de
variantes qui peuvent toutes être considerées comme
représentant des marques: en matiere de -, en fait de -,
en cas de -, en langage de -, entre -, mot
usité entre -, en usage aux -, mot -, en
phrase -, etc., qui fonctionnent le plus souvent comme charnières
de traitement de la métalangue définitionnelle. [51] Ensuite, il y a des formules
qui s'intègrent
beaucoup plus étroitement à l'énoncé
définisseur et dont le statut de marque de technicité est
discutable:
BARRIERES "sont la palissade qu'on faict pour les camps clos des combats ..." (1573)
LANCETE "Est le petit ciseau poinctu & trenchant dont les chirurgiens ouurent ..." (1606)
ARROY "Signifie equippage, assortiment, & aussi ordre, ou plustost ordonnonce militaire" (1606)
LATE ("Assula" (1539)) "Est vne piece de bois fendu de trois à quatre pieds de long, large de trois à quatre poulces, & despaisseur de cinq à six lignes, seruant à tenir en estat les cheurons d'vn comble de bastiment, & à y asseoir & retenir la tuyle ou l'ardoise dont ledit comble est couuert ..." (1606)
"en fait d'armoirie" (1606 s.v. Brisure)
"en fait militaire" (1606 s.v. Bande)
"en phrase militaire" (1606 s.v. Batre)
"mot militaire" (1606 s.v. Armer une navire de guerre, et Brigand)
"en cas de guerre" (1606 s.v. Abbatis)
"en droict" (1573 s.v. Acceptilation; Ø 1606)
"és escritures des Aduocats, & arrests des Cours souueraines" (1606 s.v. Arrester)
"es clausions en main tierce" (1606 s.v. Arrester)
"en matiere de successions" (1606 s.v. Lance)
"mot vsité au Palais à Paris" (1606 s.v. Table de marbre)
"phrase vsitée aux secretaires d'estat és breuets des reserues" (1573 s.v. Tant)
"en musique" (1549 s.v. Taille et 1573 s.v. Basse contre)
"entre musiciens" (1606 s.v. Accordance)
"en fait de danserie" (1606 s.v. Tabour)
"en vsage aux gens d'Eglise" (1606 s.v. Breviaire)
"ainsi en vsent les ecclesiasticques" (1573 s.v. Absouldre)
"entre Chirurgiens" (1606 s.v. Bande)
"en language de iargon" (1549 s.v. Artis) [52]
Par cette étiquette nous entendons ce qu'on appelle de nos jours les niveaux de langue: langue écrite, langue parlée, langue littéraire, langue soutenue, langue populaire, etc. -- distinctions occasionnelles plutôt que générales au XVIe siecle -- ainsi que les indications de statut connotatif.
"la clause solennelle és escritures des Aduocats & arrests des Cours souueraines, sans s'arrester ne auoir esgard" (1606 s.v. Arrester)
A CHEVAL "deux mots, dont on vse, quand on donne signe aux gens de cheual d'vne armée de monter promptement à cheual ... & sont donnez par vn trompete, dont le son est prins pour lesdits mots ... On en vse aussi au desloger d'vn train d'vn Prince ... mais de bouche" (1606 s.v. A cheval)
"on dit auec indignation & desdaing à quelqu'vn, Bran, bran, ou Bran pour vous" (1606 s.v. Bran)
TABLE RONDE "mot rehaulsé & signalé
és
Romans & histoires Françoises" (1606 s.v. Table)
TANTOST "Quelquefois il est mis par d'abondant
& ne sert que d'elegance de parler" (1573)
BEUVERIE "Sonne tousiours en mal" (1606)
BORDEUR "vulgo Brodeur" (1564)
NARCISSE "n'ha aucung nom du populaire" (1539)
TASSETTE "appelée ... vulgairement par les Apothicaires, Bursa pastoris" (1564)
Une autre catégorie marginale est celle des mots tabous, qui le sont beaucoup moins pour la lexicographie du XVIe siècle que pour celle de l'époque moderne, [54] comme tout utilisateur averti peut aisément le constater. On trouve, quand même, certains mots qualifiés d'obscènes:
CHEVAUCHERIE "dictio obscoena" (1606)
CHEVAUCHÉE "participe de l'obscoenité dont est parlé en la diction Cheuaucher" (1606)
CHEVAUCHEUR "On en vse en l'obscoenité dessusdite" (1606) [55]
2.1.2.4.5. Marques quantitatives
Cette classe, dont les items dépendent souvent d'un critère
relatif et non absolu, s'apparente dans une certaine mesure aux quatre
précédentes. Elle concerne la (basse) fréquence d'emploi.
Une aire d'application sera parfois marquée par rapport à une
autre:
IL EST AMONT "Maniere de parler plus frequente au
Languedoc qu'au François" (1606 s.v. Amont)
BESSON "Ce mot est frequent aux Languedoc,
Prouençal, & pays adiacents ... Le Francois vse plus
ordinairement de Iumeau" (1606; cf. 1564: "ce mot est frequent en
Daulphiné")
A LA PRESENCE "qu'on dict plus vsiteement, en la
presence" (1573 s.v. A)
AVANTCOUREMENT "Mot peu usité" (1539)
BOURRE "aussi ... se prend pour la
couuerture ou dos de l'homme, quoy que non vsitéement" (1606)
ACCORDANCE "ce mot est plus vsité entre
musiciens qu'ailleurs" (1606)
Le dernier exemple met aussi en regard deux signifiants. On rencontre
également de ce dernier type:
ACCORDAILLES "fiançaille est plus
vsité" (1606)
Le cas marqué d'une entrée peut être indiqué:
AVANTCOUREUR "plus vsitéement en pluriel,
Auantcoureurs" (1606)
Certains termes sont marqués absolument:
ACHASSER "Tres-rare en vsage" (1606)
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