NEF - Le Livre 010101 de Marie Lebert - Enquête

Le Livre 010101: Enquête (2001)
14. La multiplicité des langues: barrière ou richesse?

14.1. D'anglophone, l'internet est devenu multilingue
14.2. Les impératifs sont d'abord économiques
14.3. L'anglais reste "la" langue internationale d'échange
14.4. Qu'en est-il du français?
14.5. Communication et échanges culturels
14.6. Le réseau au service des langues minoritaires
14.7. Des outils pour passer d'une langue à l'autre


14.1. D'anglophone, l'internet est devenu multilingue

A l'origine, les ordinateurs ne pouvaient "lire" que des systèmes d'écriture pouvant être traduits en ASCII (American standard code for information interchange), un standard minimal de 128 caractères alphanumériques utilisé pour les échanges d'information. Binaire, le code ASCII de chaque lettre est composé de sept bits (A=1000001, B=1000010, etc.). L'ASCII permet uniquement la lecture de l'anglais, à savoir 26 lettres sans accent, auxquelles s'ajoutent les signes de ponctuation, les symboles techniques, etc. Ce système de codage ne peut donc pas reconnaître les lettres avec accents présentes dans bon nombre de langues européennes, et à plus forte raison les systèmes non alphabétiques (chinois, japonais, coréen, etc.).

Ceci ne pose pas de problème majeur tant que l'internet, anglophone à plus de 90%, est utilisé essentiellement en Amérique du Nord. "L'internet a vraiment décollé aux Etats-Unis à cause d'un concept révolutionnaire: une langue unique - l'anglais, explique Jacques Gauchey, journaliste dans la Silicon Valley. Le mouvement 'politically correct' pour l'enseignement obligatoire multi-linguistique dans les écoles américaines et le respect des différentes sous-cultures est un désastre pour l'avenir de ce pays (comme il l'est déjà en Europe). Aux individus de décider, chez eux, s'ils veulent apprendre une autre langue." C'est aussi l'avis de Jacques Pataillot, conseiller en management à Paris chez Cap Gemini Ernst & Young: "Peu de chances, à mon avis, de voir un internet multilingue. Malheureusement le poids de l'anglais est trop fort, et la duplication des textes/informations n'est pas réaliste."

Mais les temps ont changé, et désormais moins de la moitié des internautes habite l'Amérique du Nord. Selon les statistiques de Global Reach (été 2001), le pourcentage d'internautes non anglophones est de 52,5% (47,5% pour les anglophones) et continue régulièrement d'augmenter. Le pourcentage des Européens non anglophones est de 28,9%, et celui des Asiatiques de 23,5%. Si les anglophones d'Amérique du Nord restent le plus important groupe linguistique, leur nombre est désormais inférieur à celui des internautes européens et asiatiques, dont le nombre a été multiplié par sept depuis 1993.

Le multilinguisme devient donc essentiel. "Il est très important de pouvoir communiquer en différentes langues", s'exclame Maria Victoria Marinetti, mexicaine, professeur d'espagnol dans des entreprises françaises et traductrice. "Je dirais même que c'est obligatoire, car l'information donnée sur le net est à destination du monde entier, alors pourquoi ne l'aurions-nous pas dans notre propre langue ou dans la langue que nous souhaitons lire? Information mondiale, mais pas de vaste choix dans les langues, ce serait contradictoire, pas vrai?"

De l'avis de Guy Bertrand et Cynthia Delisle, du CEVEIL (Centre québécois d'expertise et de veille inforoutes et langues, Québec), "le multilinguisme sur internet est la conséquence logique et naturelle de la diversité des populations humaines. Dans la mesure où le web a d'abord été développé et utilisé aux Etats-Unis, il n'est guère étonnant que ce médium ait commencé par être essentiellement anglophone (et le demeure actuellement). Toutefois, cette situation commence à se modifier (en mars 2000, ndlr) et le mouvement ira en s'amplifiant, à la fois parce que la plupart des nouveaux usagers du réseau n'auront pas l'anglais comme langue maternelle et parce que les communautés déjà présentes sur le web accepteront de moins en moins la 'dictature' de la langue anglaise et voudront exploiter internet dans leur propre langue, au moins partiellement. (...) L'arrivée de langues autres que l'anglais sur internet, si elle constitue un juste rééquilibre et un enrichissement indéniable, renforce évidemment le besoin d'outils de traitement linguistique aptes à gérer efficacement cette situation, d'où la nécessité de poursuivre les travaux de recherche et les activités de veille dans des secteurs comme la traduction automatique, la normalisation, le repérage de l'information, la condensation automatique (résumés), etc."

Solution provisoire, les alphabets européens commencent d'abord par être représentés par des versions étendues de l'ASCII codées non plus sur sept mais sur huit bits, afin de prendre en compte les caractères accentués. L'extension pour le français est la norme ISO-Latin-1. Mais le passage de l'ASCII à l'ASCII étendu devient vite un véritable casse-tête, y compris au sein de l'Union européenne, les problèmes étant entre autres la multiplication des systèmes d'encodage pour un ordinateur ou un serveur, la corruption des données dans les étapes transitoires, l'incompatibilité des systèmes entre eux, les pages ne pouvant être affichées que dans une seule langue à la fois, etc.

Une solution pourrait être l'Unicode. Apparu en 1998, ce système de codage traduit chaque caractère en 16 bits, lisible quels que soient la plate-forme, le logiciel et la langue utilisés. Alors que l'ASCII étendu à 8 bits pouvait prendre en compte un maximum de 256 caractères, l'Unicode peut prendre en compte plus de 65.000 caractères uniques, et donc traiter informatiquement tous les systèmes d'écriture de la planète. Il permet aussi la transmission de caractères par des logiciels de diverses provenances.

Mais, même avec l'Unicode, les problèmes restent nombreux, comme le souligne Luc Dall'Armellina, co-auteur et webmestre d'oVosite, espace d'écritures multimédias: "Les systèmes d'exploitation se dotent peu à peu des kits de langues et bientôt peut-être de polices de caractères Unicode à même de représenter toutes les langues du monde; reste que chaque application, du traitement de texte au navigateur web, emboîte ce pas. Les difficultés sont immenses: notre clavier avec ses ± 250 touches avoue ses manques dès lors qu'il faille saisir des Katakana ou Hiragana japonais, pire encore avec la langue chinoise. La grande variété des systèmes d'écritures de par le monde et le nombre de leurs signes font barrage. Mais les écueils culturels ne sont pas moins importants, liés aux codes et modalités de représentation propres à chaque culture ou ethnie. L'anglais s'impose sans doute parce qu'il est devenu la langue commerciale d'échange généralisée; il semble important que toutes les langues puissent continuer à être représentées parce que chacune d'elle est porteuse d'une vision 'singulière' du monde."

Selon Patrick Rebollar, professeur de littérature française au Japon, "il s'agit d'abord d'un problème logiciel. Comme on le voit avec Netscape ou Internet Explorer, la possibilité d'affichage multilingue existe. La compatibilité entre ces logiciels et les autres (de la suite Office de Microsoft, par exemple) n'est cependant pas acquise. L'adoption de la table Unicode devrait résoudre une grande partie des problèmes, mais il faut pour cela réécrire la plupart des logiciels, ce à quoi les producteurs de logiciels rechignent du fait de la dépense, pour une rentabilité qui n'est pas évidente car ces logiciels entièrement multilingues intéressent moins de clients que les logiciels de navigation."

Que préconise Olivier Gainon, créateur de CyLibris, maison d'édition littéraire en ligne? "Première étape: le respect des particularismes au niveau technique. Il faut que le réseau respecte les lettres accentuées, les lettres spécifiques, etc. Je crois très important que les futurs protocoles de transmission permettent une transmission parfaite de ces aspects - ce qui n'est pas forcément simple (dans les futures évolutions de l'HTML, ou des protocoles IP, etc.). Donc, il faut que chacun puisse se sentir à l'aise avec l'internet et que ce ne soit pas simplement réservé à des (plus ou moins) anglophones. Il est anormal aujourd'hui que la transmission d'accents puisse poser problème dans les courriers électroniques. La première démarche me semble donc une démarche technique. Si on arrive à faire cela, le reste en découle: la représentation des langues se fera en fonction du nombre de connectés, et il faudra envisager à terme des moteurs de recherche multilingues."

De l'avis d'Emmanuel Barthe, documentaliste juridique, "des signes récents laissent penser qu'il suffit de laisser les langues telles qu'elles sont actuellement sur le web. En effet les langues autres que l'anglais se développent avec l'accroissement du nombre de sites web nationaux s'adressant spécifiquement aux publics nationaux, afin de les attirer vers internet. Il suffit de regarder l'accroissement du nombre de langues disponibles dans les interfaces des moteurs de recherche généralistes. Il serait néanmoins utile (et bénéfique pour un meilleur équilibre des langues) de disposer de logiciels de traduction automatique de meilleure qualité et à très bas prix sur internet. La récente mise sur le web du GDT (Grand dictionnaire terminologique, rédigé par l'Office de la langue française du Québec) va dans ce sens."

Tôt ou tard, la répartition des langues sur le web correspondra-t-elle à leur répartition sur la planète? Rien n'est moins sûr à l'heure de la "fracture numérique" entre riches et pauvres, Nord et Sud, pays développés et pays en développement. Selon Zina Tucsnak, ingénieur d'études à l'ATILF (Analyse et traitements informatiques du lexique français), "le meilleur moyen sera l'application d'une loi par laquelle on va attribuer un 'quota' à chaque langue. Mais n'est-ce pas une utopie de demander l'application d'une telle loi dans une société de consommation comme la nôtre?"


14.2. Les impératifs sont d'abord économiques

Les impératifs sont d'abord économiques, comme le souligne Paul Treanor, qui gère une section sur l'avenir des langues en Europe. "La politique actuelle de l'Union européenne prétend être neutre, mais en fait elle soutient le développement de l'anglais comme langue de contact pour communiquer. (...) Le multilinguisme futur de l'internet est déterminé par les forces du marché. A présent il n'existe pas de volonté politique d'imposer le multilinguisme. Le fait d'avoir des informations dans plusieurs langues correspond à un intérêt commercial, au moins pour l'Europe. Par contre, pour les différentes langues de l'Afrique, il n'existe pas de potentiel économique."

De l'avis de Guy Bertrand, directeur scientifique du CEVEIL (Centre d'expertise et de veille inforoutes et langues, Québec), "le commerce électronique international s'est beaucoup développé depuis 1998 et les vendeurs veulent de plus en plus communiquer dans les langues préférées par les acheteurs, ce qui augmentera encore le caractère multilingue du web."

Basé à la fois à San Francisco et à Paris, Bill Dunlap est spécialiste du marketing en ligne et du commerce électronique international. "Il y a très peu d'Américains des Etats-Unis qui sont intéressés de communiquer dans plusieurs langues, explique-t-il. Pour la plupart, ils pensent encore que le monde entier parle anglais. Par contre, en Europe, les pays sont petits, si bien que, depuis des siècles, une perspective internationale est nécessaire." Dans cette optique, il a fondé Global Reach, une méthode permettant aux sociétés d'étendre leur présence sur l'internet en leur donnant une audience internationale, grâce à la traduction de leur site web dans d'autres langues, la promotion active de leur site et l'accroissement de la fréquentation locale par des campagnes promotionnelles.

"Depuis 1981, début de mon activité professionnelle, j'ai été impliqué dans la venue de sociétés américaines en Europe, raconte-t-il. Ceci est pour beaucoup un problème de langue, puisque leurs informations commerciales doivent être disponibles dans les langues européennes pour être prises en compte ici, en Europe. Comme le web est devenu populaire en 1995, j'ai donné à ces activités une dimension 'en ligne', et j'en suis venu à promouvoir le cybercommerce européen auprès de mes compatriotes américains. Promouvoir un site est aussi important que de le créer, sinon plus. On doit être préparé à utiliser au moins autant de temps et d'argent à promouvoir son site qu'on en a passé à l'origine à le créer. Le programme Global Reach permet de promouvoir un site dans des pays non anglophones, afin d'atteindre une clientèle plus large... et davantage de ventes. Une société a de nombreuses bonnes raisons de considérer sérieusement le marché international. Global Reach est pour elle le moyen d'étendre son site web à de nombreux pays, de le présenter à des visiteurs en ligne dans leur propre langue, et d'atteindre le réseau de commerce en ligne présent dans ces pays. Une fois que la page d'accueil d'un site est disponible en plusieurs langues, l'étape suivante est le développement du contenu dans chaque langue. Un webmestre notera quelles langues attirent plus de visiteurs (et donc plus de ventes) que d'autres. Ce seront donc dans ces langues que débutera une campagne de promotion multilingue sur le web. Parallèlement, il est toujours bon de continuer à augmenter le nombre de langues dans lesquelles un site web est disponible. Au début, seule la page d'accueil traduite en plusieurs langues suffit, mais ensuite il est souhaitable de développer un véritable secteur pour chaque langue."

Selon Peter Raggett, directeur du centre de documentation de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), "il appartient aux organisations et sociétés européennes d'offrir des sites web si possible en trois ou quatre langues. A l'heure de la mondialisation et du commerce électronique, les sociétés ont un marché potentiel sur plusieurs pays à la fois. Permettre aux francophones, germanophones ou japonais de consulter un site web aussi facilement que les anglophones donnera une plus grande compétitivité à une firme donnée."


14.3. L'anglais reste "la" langue internationale d'échange

Malgré tout, si le nombre des utilisateurs non anglophones (52,5% en été 2001) dépasse maintenant celui des utilisateurs anglophones (47,5%), la proportion des sites web en anglais reste encore très élevée. State of the Internet 2000, une étude menée par l'ITTA (International Technology and Trade Associates) pour l'USIC (United States Internet Council), donne le pourcentage de 78%, et de 96% pour les sites de commerce électronique.

"Cette suprématie n'est pas un mal en soi, dans la mesure où elle résulte de réalités essentiellement statistiques (plus de PC par habitant, plus de locuteurs de cette langue, etc.), explique Marcel Grangier, responsable de la section française des services linguistiques centraux de l'Administration fédérale suisse. La riposte n'est pas de 'lutter contre l'anglais' et encore moins de s'en tenir à des jérémiades, mais de multiplier les sites en d'autres langues. Notons qu'en qualité de service de traduction, nous préconisons également le multilinguisme des sites eux-mêmes. La multiplication des langues présentes sur internet est inévitable, et ne peut que bénéficier aux échanges multiculturels. Pour que ces échanges prennent place dans un environnement optimal, il convient encore de développer les outils qui amélioreront la compatibilité. La gestion complète des diacritiques ne constitue qu'un exemple de ce qui peut encore être entrepris."

Pierre François Gagnon, créateur d'Editel, maison d'édition francophone en ligne: "Je pense que, si les diverses langues de la planète vont occuper chacune le net en proportion de leur poids démographique respectif, la nécessité d'une langue véhiculaire unique se fera sentir comme jamais auparavant, ce qui ne fera qu'assurer davantage encore la suprématie planétaire de l'anglais, ne serait-ce que du fait qu'il a été adopté définitivement par l'Inde et la Chine. Or la marche de l'histoire n'est pas plus comprimable dans le dé à coudre d'une quelconque équation mathématique que le marché des options en bourse!"

Christiane Jadelot, ingénieur d'études à l'INaLF (Institut national de la langue française): "Personnellement je n'ai pas d'état d'âme par rapport à l'usage de la langue anglaise. On doit la prendre comme un banal outil de communication. Cela dit, les sites doivent proposer un accès par l'anglais et par la langue du pays d'origine." C'est ce que fait le SLAM (Syndicat de la librairie ancienne et moderne). "Notre site internet est bilingue anglais-français, explique Alain Marchiset, son président. Bien entendu l'anglais semble incontournable, mais nous essayons aussi de maintenir le français autant que possible."

Ce biblinguisme est préconisé aussi par Anne-Bénédicte Joly, écrivain qui auto-édite ses livres: "Je crois que, par nature, la langue devra être universelle et l'anglais semble le mieux placé pour gagner cette bataille. Cependant, les auteurs francophones devront défendre la langue sur le net. Nous pourrions fort bien envisager, pour un livre écrit en français, de prévoir un synopsis de type quatrième de couverture en deux langues: français et anglais. Ainsi les lecteurs étrangers prendront connaissance des grandes lignes du livre et sauront faire les efforts nécessaires pour le lire dans une langue étrangère à la leur. S'agissant de littérature ou de belles lettres, il paraît réaliste de défendre un bastion linguistique."

"Pour des raisons pratiques, l'anglais continuera à dominer le web, écrit Guy Antoine, créateur de Windows on Haiti, site de référence sur la culture haïtienne. Je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose, en dépit des sentiments régionalistes qui s'y opposent, parce que nous avons besoin d'une langue commune permettant de favoriser les communications à l'échelon international. Ceci dit, je ne partage pas l'idée pessimiste selon laquelle les autres langues n'ont plus qu'à se soumettre à la langue dominante. Au contraire. Tout d'abord l'internet peut héberger des informations utiles sur les langues minoritaires, qui seraient autrement amenées à disparaître sans laisser de trace. De plus, à mon avis, l'internet incite les gens à apprendre les langues associées aux cultures qui les intéressent. Ces personnes réalisent rapidement que la langue d'un peuple est un élément fondamental de sa culture."


14.4. Qu'en est-il du français?

"Je vois que l'internet va tuer la langue française et bien d'autres (suppression des accents, négligence due à la rapidité, etc.)", s'inquiète Catherine Domain, créatrice de la librairie Ulysse. Il n'empêche, nombreux sont ceux qui oeuvrent pour le développement du français sur le web, et ce depuis les débuts du réseau. Pour Olivier Bogros, un de ceux-ci, la priorité est "que chacun s'efforce déjà de s'exprimer correctement dans sa langue". Dès juin 1996 il crée la Bibliothèque électronique de Lisieux, une des premières bibliothèques numériques francophones en accès libre et gratuit. Dans sa chronique hebdomadaire, présente sur le web depuis avril 1995, Jean-Pierre Cloutier, journaliste québécois, ne cesse de défendre la place du français sur le réseau.

Ces exemples ne sont que de deux exemples parmi tant d'autres. Les initiatives individuelles et collectives ont fleuri, d'abord au Québec, ensuite en Europe et maintenant en Afrique.

D'après Bakayoko Bourahima, documentaliste à l'ENSEA (Ecole nationale supérieure de statistique et d'économie appliquée) d'Abidjan, "l'évolution vers un internet multilingue ne peut être qu'une source réelle d'enrichissement culturel et scientifique sur la toile. Pour nous les Africains francophones, le diktat de l'anglais sur la toile représente pour la masse un double handicap d'accès aux ressources du réseau. Il y a d'abord le problème de l'alphabétisation qui est loin d'être résolu et que l'internet va poser avec beaucoup plus d'acuité, ensuite se pose le problème de la maîtrise d'une seconde langue étrangère et son adéquation à l'environnement culturel. En somme, à défaut de multilinguisme, l'internet va nous imposer une seconde colonisation linguistique avec toutes les contraintes que cela suppose. Ce qui n'est pas rien quand on sait que nos systèmes éducatifs ont déjà beaucoup de mal à optimiser leurs performances en raison, selon certains spécialistes, des contraintes de l'utilisation du français comme langue de formation de base. Il est donc de plus en plus question de recourir aux langues vernaculaires pour les formations de base, pour 'désenclaver' l'école en Afrique et l'impliquer au mieux dans la valorisation des ressources humaines. Comment faire? Je pense qu'il n y a pas de chance pour nous de faire prévaloir une quelconque exception culturelle sur la toile, ce qui serait de nature tout à fait grégaire. Il faut donc que les différents blocs linguistiques s'investissent beaucoup plus dans la promotion de leur accès à la toile, sans oublier leurs différentes spécificités internes."

Au Canada, pays bilingue, le Commissariat aux langues officielles a pour mandat de "faire reconnaître le statut du français et de l'anglais, les deux langues officielles du Canada; faire respecter la loi sur les langues officielles ; fournir de l'information sur les services du Commissariat, les aspects de la loi sur les langues officielles et son importance pour la société canadienne". Analyste de politiques, Alain Clavet travaille particulièrement sur les questions relatives à la dualité linguistique dans les domaines d'internet et de la radiodiffusion. Publié en août 1999, son rapport Le gouvernement du Canada et le français sur internet insiste sur la prépondérance de la langue anglaise "dans l'ensemble des réseaux électroniques, y compris sur internet. Il importe donc que la Commissaire veille à ce que le français prenne toute sa place équitable dans les échanges reposant sur ce nouveau mode de communication et de publication."

En mai 2001, Alain Clavet relate: "Le gouvernement du Canada a accepté l'ensemble des douze recommandations du rapport. Des investissements importants ont été réalisés à cet égard cette année. Notamment 80 millions de dollars (canadiens, soit 62 millions d'euros, ndlr) pour la numérisation des collections, 30 millions (23,3 millions d'euros, ndlr) pour la constitution du Musée virtuel canadien et, le 2 mai 2001, l'annonce de 108 millions supplémentaires (83,7 millions d'euros, ndlr) afin d'accroître les contenus culturels canadiens sur internet."

En France, si les efforts sont certains, il reste beaucoup à faire.

Jacky Minier, créateur de Diamedit, site de promotion d'inédits artistiques et littéraires: "Pour le français, il est certain que quand nous aurons atteint la proportion américaine de foyers connectés (50%), nous pourrons espérer une plus grande représentativité sur le web. Pour l'instant, heureusement qu'il y a les Québécois et les Belges pour maintenir la présence de la langue française. C'est tout de même un comble. Si je devais donner un conseil (mais conseiller qui, quel organisme?), je suggérerais de porter davantage d'attention à la qualité des contenus. La France a de tous temps été un pays de culture et d'invention, d'imagination. Même dans les secteurs où nous n'avons pas été pionniers comme en informatique, nous avons de belles réussites. Soyons aussi performants dans l'expression de la culture, dans la mise en valeur de notre patrimoine, historique, scientifique, littéraire, etc. Si nous pouvons mettre en ligne les multiples facettes de la richesse culturelle qui a fait notre civilisation, nul doute que le tourisme internautique vers les contenus français serait amplifié et la présence française plus opérante."

Lucie de Boutiny, écrivain papier et pixel: "Puisque la France s'inscrit dans une tradition d'interventionnisme de la puissance publique (l'Etat, les collectivités locales...) en matière de culture, nos institutions devraient financer des logiciels de traduction simultanée - ils seront opérants bientôt... -, et plus simplement, donner des aides à la traduction, et cela dans le cadre d'une stratégie de développement de la francophonie. Les acteurs culturels sur le web, par exemple, auraient plus de facilité pour présenter leur site en plusieurs langues. Les chiffres de septembre 2000 montrent que 51% des utilisateurs sont anglo-saxons, et 78% des sites aussi. Les chiffres de cette prépondérance baissent à mesure qu'augmentent le nombre des internautes de par le monde... L'anglais va devenir la deuxième langue mondiale après la langue natale, mais il y aura d'autres. Un exemple: personnellement, à l'âge de 4 ans, je parlais trois langues alors que je ne savais ni lire ni écrire. Pour parler une langue, il peut suffire d'avoir la chance de l'écouter. On peut espérer que le cosmopolitisme traverse toutes les classes sociales en raison, par exemple, de l'Union européenne, du nomadisme des travailleurs, de la facilité de déplacement à l'étranger des étudiants, de la présence des chaînes TV et sites étrangers, etc."

Blaise Rosnay, webmestre du site du Club des poètes: "Dans la mesure où la culture française, y compris contemporaine, pourra être diffusée sans obstacles, la langue française aura la possibilité de rester vivante sur le réseau. Ses oeuvres, liées au génie de notre langue, susciteront nécessairement de l'intérêt puisqu'elles sont en prise avec l'évolution actuelle de l'esprit humain. Dans la mesure où il y aura une volonté d'utiliser l'internet comme moyen de partage de la connaissance, de la beauté, de la culture, toutes les langues, chacune avec leur génie propre, y auront leur place. Mais si l'internet, comme cela semble être le cas, abandonne ces promesses pour devenir un lieu unique de transactions commerciales, la seule langue qui y sera finalement parlée sera une sorte de jargon dénaturant la belle langue anglaise, je veux dire un anglais amoindri à l'usage des relations uniquement commerciales."

C'est aussi ce que pense Philippe Loubière, traducteur littéraire et dramatique. "La langue unique est à l'évidence un système totalitaire. Tout ce qui peut contribuer à la diversité linguistique, sur internet comme ailleurs, est indispensable à la survie de la liberté de penser. Je n'exagère absolument pas: l'homme moderne joue là sa survie. Cela dit, je suis très pessimiste devant cette évolution. Les Anglo-saxons vous écrivent en anglais sans vergogne. L'immense majorité des Français constate avec une indifférence totale le remplacement progressif de leur langue par le mauvais anglais des marchands et des publicitaires, et le reste du monde a parfaitement admis l'hégémonie linguistique des Anglo-saxons parce qu'ils n'ont pas d'autres horizons que de servir ces riches et puissants maîtres. La seule solution consisterait à recourir à des législations internationales assez contraignantes pour obliger les gouvernements nationaux à respecter et à faire respecter la langue nationale dans leur propre pays (le français en France, le roumain en Roumanie, etc.), cela dans tous les domaines et pas seulement sur internet. Mais ne rêvons pas..."

Richard Chotin, professeur à l'ESA (Ecole supérieure des affaires) de Lille, rappelle non sans raison que la suprématie de l'anglais a succédé à celle du français. "Le problème est politique et idéologique: c'est celui de l''impérialisme' de la langue anglaise découlant de l'impérialisme américain. Il suffit d'ailleurs de se souvenir de l''impérialisme' du français aux 18e et 19e siècles pour comprendre la déficience en langues des étudiants français: quand on n'a pas besoin de faire des efforts pour se faire comprendre, on n'en fait pas, ce sont les autres qui les font."

De plus, la France n'est pas sans exercer pression pour imposer la suprématie de la langue française sur d'autres langues, comme on témoigne l'expérience de Guy Antoine, créateur du site Windows on Haiti, qui écrit en juin 2001: "J'ai fait de la promotion du kreyòl (créole) une cause personnelle, puisque cette langue est le principal lien unissant tous les Haïtiens, malgré l'attitude dédaigneuse d'une petite élite haïtienne - à l'influence disproportionnée - vis-à-vis de l'adoption de normes pour l'écriture du kreyòl et le soutien de la publication de livres et d'informations officielles dans cette langue. A titre d'exemple, il y avait récemment dans la capitale d'Haïti un salon du livre de deux semaines, à qui on avait donné le nom de 'Livres en folie'. Sur les 500 livres d'auteurs haïtiens qui étaient présentés lors du salon, il y en avait une vingtaine en kreyòl, ceci dans le cadre de la campagne insistante que mène la France pour célébrer la francophonie dans ses anciennes colonies. A Haïti cela se passe relativement bien, mais au détriment direct de la créolophonie.

En réponse à l'attitude de cette minorité haïtienne, j'ai créé sur mon site web Windows on Haiti deux forums de discussion exclusivement en kreyòl. Le premier forum regroupe des discussions générales sur toutes sortes de sujets, mais en fait ces discussions concernent principalement les problèmes socio-politiques qui agitent Haïti. Le deuxième forum est uniquement réservé aux débats sur les normes d'écriture du kreyòl. Ces débats sont assez animés et une certain nombre d'experts linguistiques y participent. Le caractère exceptionnel de ces forums est qu'ils ne sont pas académiques. Je n'ai trouvé nulle part ailleurs sur l'internet un échange aussi spontané et aussi libre entre des experts et le grand public pour débattre dans une langue donnée des mérites et des normes de la même langue."

S'il est la langue officielle de 50 pays, le français est aussi la deuxième langue utilisée dans les organisations internationales, après l'anglais. Là aussi, malgré la pression anglophone, réelle ou supposée selon les cas, des francophones veillent à ce que le français ait la place qui lui revient, au même titre que les autres grandes langues de communication que sont l'anglais, l'arabe, le chinois et l'espagnol, dans le respect de la diversité des peuples, des langues et des cultures. On souhaiterait pourtant moins de manifestations de prestige et davantage d'actions concrètes. "Concernant le français, il existe un groupement de pays francophones dont des délégués se réunissent régulièrement", écrit Pierre Magnenat, responsable de la cellule "gestion et prospective" du centre informatique de l'Université de Lausanne. "Le résultat de ces réunions ne m'est jamais apparu clairement; l'économie réalisée en supprimant un ou deux de ces raouts permettrait peut-être de financer un projet majeur et global pour développer des traducteurs automatiques."


14.5. Communication et échanges culturels

Pour Bruno Didier, webmestre de la médiathèque de l'Institut Pasteur, "internet n'est une propriété ni nationale, ni linguistique. C'est un vecteur de culture, et le premier support de la culture, c'est la langue. Plus il y a de langues représentées dans leur diversité, plus il y aura de cultures sur internet. Je ne pense pas qu'il faille justement céder à la tentation systématique de traduire ses pages dans une langue plus ou moins universelle. Les échanges culturels passent par la volonté de se mettre à la portée de celui vers qui on souhaite aller. Et cet effort passe par l'appréhension de sa langue. Bien entendu c'est très utopique comme propos. Concrètement, lorsque je fais de la veille, je peste dès que je rencontre des sites norvégiens ou brésiliens sans un minimum d'anglais."

Selon Alain Bron, consultant en systèmes d'information et écrivain, "il y aura encore pendant longtemps l'usage de langues différentes et tant mieux pour le droit à la différence. Le risque est bien entendu l'envahissement d'une langue au détriment des autres, donc l'aplanissement culturel. Je pense que des services en ligne vont petit à petit se créer pour pallier cette difficulté. Tout d'abord, des traducteurs pourront traduire et commenter des textes à la demande, et surtout les sites de grande fréquentation vont investir dans des versions en langues différentes, comme le fait l'industrie audiovisuelle."

Financé par la Commission européenne, ELSNET (European Network of Excellence in Human Language Technologies) regroupe 135 universités et sociétés de 26 pays différents dont l'objectif commun est de construire des systèmes multilingues pour la parole et la langue naturelle. Son coordinateur, Steven Krauwer, est chercheur en linguistique computationnelle à l'Institut de linguistique d'Utrecht (Pays-Bas). En septembre 1998, il écrit: "En tant que citoyen européen, je pense que le multilinguisme sur le web est absolument essentiel. A mon avis, ce n'est pas une situation saine à long terme que seuls ceux qui ont une bonne maîtrise de l'anglais puissent pleinement exploiter les bénéfices du web. En tant que chercheur (spécialisé dans la traduction automatique), je vois le multilinguisme comme un défi majeur: pouvoir garantir que l'information sur le web soit accessible à tous, indépendamment des différences de langue."

En août 1999, il ajoute: "Je suis de plus en plus convaincu que nous devons veiller à ne pas aborder le problème du multilinguisme en l'isolant du reste. Je reviens de France, où j'ai passé de très bonnes vacances d'été. Même si ma connaissance du français est sommaire (c'est le moins que l'on puisse dire), il est surprenant de voir que je peux malgré tout communiquer sans problème en combinant ce français sommaire avec des gestes, des expressions du visage, des indices visuels, des schémas, etc. Je pense que le web (contrairement au système vieillot du courrier électronique textuel) peut permettre de combiner avec succès la transmission des informations par différents canaux (ou moyens), même si ce processus n'est que partiellement satisfaisant pour chacun des canaux pris isolément."

A la même date, Jean-Pierre Cloutier, auteur des Chroniques de Cybérie, chronique hebdomadaire des actualités de l'internet, écrit: "L'internet est devenu multiforme et exige de plus en plus des outils performants en raison de l''enrichissement' des contenus (ou plutôt des contenants, car sur le fond, le contenu véritable, rien n'est enrichi sauf les entreprises qui les vendent). Il faut des systèmes costauds, bien pourvus en mémoire, avec des microprocesseurs puissants. Or, s'il y a développement du web non anglophone, il s'adressera pour une bonne part à des populations qui n'ont pas les moyens de se procurer des systèmes puissants, les tous derniers logiciels et systèmes d'exploitation, et de renouveler et mettre à niveau tout ce bazar aux douze mois. En outre, les infrastructures de communication, dans bien des régions hors Europe ou États-Unis, font cruellement défaut. Il y a donc problème de bande passante. Je le constate depuis le tout début des Chroniques. Des correspondants (Afrique, Asie, Antilles, Amérique du Sud, région Pacifique) me disent apprécier la formule d'abonnement par courrier électronique car elle leur permet en récupérant un seul message de lire, de s'informer, de faire une présélection des sites qu'ils ou elles consulteront par la suite. Il faut pour eux, dans bien des cas, optimiser les heures de consultation en raison des infrastructures techniques plutôt faibles. C'est dans ces régions, non anglophones, que réside le développement du web. Il faut donc tenir compte des caractéristiques techniques du médium si on veut rejoindre ces 'nouveaux' utilisateurs.

Je déplore aussi qu'il se fasse très peu de traductions des textes et essais importants qui sont publiés sur le web, tant de l'anglais vers d'autres langues que l'inverse. Je m'explique. Par exemple, Jon Katz publie une analyse du phénomène de la culture Goth qui imprégnait les auteurs du massacre de Littleton, et de l'expression Goth sur le web. La presse francophone tire une phrase ou deux de l'analyse de Katz, grapille quelques concepts, en fait un article et c'est tout. Mais c'est insuffisant pour comprendre Katz et saisir ses propos sur la culture de ces groupes de jeunes. De même, la nouveauté d'internet dans les régions où il se déploie présentement y suscite des réflexions qu'il nous serait utile de lire. À quand la traduction des penseurs hispanophones et autres de la communication?"

Henri Slettenhaar est professeur en technologies de la communication à la Webster University de Genève. De nationalité hollandaise, il enseigne en anglais, et parle aussi couramment le français. Ses réponses sur trois ans montrent combien les choses ont changé en matière de multilinguisme. En décembre 1998, il écrit: "Je vois le multilinguisme comme un facteur fondamental. Les communautés locales présentes sur le web devraient en tout premier lieu utiliser leur langue pour diffuser des informations. Si elles veulent également présenter ces informations à la communauté mondiale, celles-ci doient être aussi disponibles en anglais. Je pense qu'il existe un réel besoin de sites bilingues." En août 1999, il ajoute: "A mon avis, il existe deux catégories sur le web. La première est la recherche globale dans le domaine des affaires et de l'information. Pour cela, la langue est d'abord l'anglais, avec des versions locales si nécessaire. La seconde, ce sont les informations locales de tous ordres dans les endroits les plus reculés. Si l'information est à destination d'une ethnie ou d'un groupe linguistique, elle doit d'abord être dans la langue de l'ethnie ou du groupe, avec peut-être un résumé en anglais. Nous avons vu récemment l'importance que pouvaient prendre ces sites locaux, par exemple au Kosovo ou en Turquie, pour n'évoquer que les événements les plus récents. Les gens ont pu obtenir des informations sur leurs proches grâce à ces sites." En août 2000, il complète: "Le multilinguisme s'est beaucoup développé. De nombreux sites de commerce électronique sont maintenant multilingues, et il existe maintenant des sociétés qui vendent des produits permettant la localisation des sites (adaptation des sites aux marchés nationaux, ndlr)."

Randy Hobler, consultant en marketing internet: "Comme l'internet n'a pas de frontières nationales, les internautes s'organisent selon d'autres critères propres au médium. En termes de multilinguisme, vous avez des communautés virtuelles, par exemple ce que j'appelle les 'nations des langues', tous ces internautes qu'on peut regrouper selon leur langue maternelle quel que soit leur lieu géographique. Ainsi la nation de la langue espagnole inclut non seulement les internautes d'Espagne et d'Amérique latine, mais aussi tous les hispanophones vivant aux Etats-Unis, ou encore ceux qui parlent espagnol au Maroc."

"L'internet incite les gens à apprendre les langues associées aux cultures qui les intéressent, écrit Guy Antoine, créateur du site Windows on Haiti. Ces personnes réalisent rapidement que la langue d'un peuple est un élément fondamental de sa culture." "Je pense que la bonne question est [moins celle d'un internet multilingue que] celle d'un internet multiculturel", résume François Vadrot, PDG de FTPress.


14.6. Le réseau au service des langues minoritaires

Dès ses débuts, l'internet représente une chance pour les langues minoritaires. "Nous croyons que le web devrait chercher, entre autres, à favoriser un renforcement des cultures et des langues minoritaires, en particulier pour les communautés dispersées, écrivent en août 1998 Guy Bertrand et Cynthia Delisle, du CEVEIL (Centre dexpertise et de veille inforoutes et langues, Québec). Grâce à la tenacité de certains membres de ces communautés linguistiques minoritaires, c'est désormais le cas.

Guy Antoine, qui a créé Windows on Haiti, site de référence sur la culture haïtienne, raconte: "A la fin d'avril 1998, j'ai créé un site internet dont le concept est simple mais dont le but est ambitieux: d'une part être une source d'information majeure sur la culture haïtienne, d'autre part contrer les images continuellement négatives que les médias traditionnels donnent d'Haïti. Je voulais aussi montrer la diversité de la culture haïtienne dans des domaines tels que l'art, l'histoire, la cuisine, la musique, la littérature et les souvenirs de la vie traditionnelle. Le site dispose d'un livre d'or regroupant les témoignages personnels des visiteurs sur leurs liens avec Haïti. Pour résumer, il ouvre de nouvelles 'fenêtres' sur la culture haïtienne."

L'utilisation de l'internet a eu un impact considérable sur son activité. En novembre 1999, il écrit: "Le principal changement réside dans la multiplicité de mes contacts avec les milieux culturels, universitaires et journalistiques, et avec des gens de toutes origines dans le monde entier. Grâce à quoi je suis maintenant bien plus au fait des ressources professionnelles existant de par le monde dans ce domaine, et du réel engouement suscité à l'échelon international par Haïti, sa culture, sa religion, sa politique et sa littérature. (...) L'internet peut héberger des informations utiles sur les langues minoritaires, qui seraient autrement amenées à disparaître sans laisser de trace. Depuis que j'ai ouvert mon site, il est devenu du jour au lendemain un lieu de rassemblement de divers groupes et individus intéressés par la culture haïtienne, ce qui m'amène à effectuer des tâches quasi-professionnelles consistant à regrouper les informations, écrire des commentaires, rédiger des textes et diffuser la culture haïtienne. (...) Je vois mon avenir professionnel dans le prolongement de ce que je fais à l'heure actuelle: utiliser la technologie pour accroître les échanges interculturels. J'espère m'associer avec les bonnes personnes pour, au-delà de Haïti, avancer vers un idéal de fraternité dans notre monde."

La culture et la langue sont intimement liées. "Que sont les Haïtiens, par exemple, sans le kreyòl (créole pour les non initiés), une langue qui s'est développée et qui a permis de souder entre elles diverses tribus africaines transplantées à Haïti pendant la période de l'esclavage? Cette langue représente de manière la plus palpable l'unité de notre peuple. Elle est toutefois principalement une langue parlée et non écrite. A mon avis, le web va changer cet état de fait plus qu'aucun autre moyen traditionnel de diffusion d'une langue. Dans Windows on Haiti, la langue principale est l'anglais, mais on y trouve tout aussi bien un forum de discussion animé conduit en kreyòl. Il existe aussi des documents sur Haïti en français et dans l'ancien créole colonial, et je suis prêt à publier d'autres documents en espagnol et dans diverses langues. Je ne propose pas de traductions, mais le multilinguisme est effectif sur ce site, et je pense qu'il deviendra de plus en plus la norme sur le web."

En juin 2001, il ajoute: "Depuis notre dernier entretien, j'ai été nommé directeur des communications et des relations stratégiques de Mason Integrated Technologies, une société qui a pour principal objectif de créer des outils permettant la communication et l'accessibilité des documents créés dans des langues minoritaires. Etant donné l'expérience de l'équipe en la matière, nous travaillons d'abord sur le créole haïtien (kreyòl), qui est la seule langue nationale d'Haïti, et l'une des deux langues officielles, l'autre étant le français. Cette langue ne peut guère être considérée comme une langue minoritaire dans les Caraïbes puisqu'elle est parlée par huit à dix millions de personnes."

Autre expérience, celle de Caiomhín Ó Donnaíle, qui enseigne l'informatique en langue gaélique à l'Université Sabhal Mór Ostaig, située sur l'île de Skye, en Ecosse. Le site web de l'université, dont il est le webmestre, est aussi le principal site d'information en gaélique écossais, avec une section en anglais et en gaélique sur les langues européennes minoritaires, classées par ordre alphabétique et par famille linguistique. "Le développement de l'internet amène le danger de la suprématie de l'anglais, écrit-il en janvier 2000. Toutefois, si les gens ont la ferme volonté d'accorder une place à d'autres langues, l'internet permettra de les aider dans cette démarche." En mai 2001, il insiste encore "sur le fait que, en ce qui concerne l'avenir des langues menacées, l'internet accélère les choses dans les deux sens. Si les gens ne se soucient pas de préserver les langues, l'internet et la mondialisation qui l'accompagne accéléreront considérablement la disparition de ces langues. Si les gens se soucient vraiment de les préserver, l'internet constituera une aide irremplaçable."

Par ailleurs, il souligne "une forte augmentation de l'utilisation des technologies de l'information dans notre université: beaucoup plus d'ordinateurs, davantage de personnel spécialisé en informatique, des écrans plats. Les étudiants font tout sur ordinateur, ils utilisent un correcteur d'orthographe en gaélique et une base terminologique en ligne en gaélique. Notre site web est beaucoup plus visité. On utilise davantage l'audio. Il est maintenant possible d'écouter la radio en gaélique (écossais et irlandais) en continu sur l'internet partout dans le monde. Une réalisation particulièrement importante a été la traduction en gaélique du logiciel de navigation Opera. C'est la première fois qu'un logiciel de cette taille est disponible en gaélique."

Robert Beard, co-fondateur de yourDictionary.com, portail de référence pour les langues, relate: "Si l'anglais domine encore le web, on voit s'accentuer le développement de sites monolingues et non anglophones du fait des solutions variées apportées aux problèmes de caractères. Les langues menacées sont essentiellement des langues non écrites (un tiers seulement des 6.000 langues existant dans le monde sont à la fois écrites et parlées). Je ne pense pourtant pas que le web va contribuer à la perte de l'identité des langues et j'ai même le sentiment que, à long terme, il va renforcer cette identité. Par exemple, de plus en plus d'Indiens d'Amérique contactent des linguistes pour leur demander d'écrire la grammaire de leur langue et de les aider à élaborer des dictionnaires. Pour eux, le web est un instrument à la fois accessible et très précieux d'expression culturelle."

C'est aussi l'opinion d'Olivier Pujol, PDG de Cytale et promoteur du Cybook, livre électronique: "Par sa nature ouverte, le web est déjà aujourd'hui le meilleur outil de propagation et donc de préservation de langues qui, sans le web, pourraient être menacées d'extinction. La seule solution pour qu'une langue accroisse sa présence sur le web est que ses promoteurs aient vraiment envie de se bouger! Il faut se souvenir que l'imprimerie avait été accusée de sonner le glas de toutes les langues autres que le latin! La réalité a été que l'imprimerie, en permettant à toutes les langues de se transmettre plus facilement, a provoqué la mort du latin."


14.7. Des outils pour passer d'une langue à l'autre

Jean-Pierre Balpe est directeur du département hypermédias de l'Université Paris 8. A la question: "Quelles sont vos suggestions pour un véritable multilinguisme sur le web?", qui avait son intérêt en 1998 mais qu'il n'est peut-être plus utile de poser en 2001, il rétorque: "Ah bon! Ce n'est pas multilingue? Je croyais pourtant car il m'arrive de naviguer en italien, français, espagnol, arabe, chinois, flamand, etc. Voulez-vous dire francophone pour multilingue? (La réponse est non, ndlr.) Si c'est l'anglais que vous visez, internet ne fait que reproduire sa situation de langue internationale d'échange. Est-ce à dire qu'il n'en faudrait pas? Je n'en suis pas si sûr."

Il est vrai que le multilinguisme progresse à pas de géant et que toutes les langues sont désormais représentées sur le web. Les progrès sont énormes depuis 1998. Mais nombreux sont ceux qui sont unilingues, et ceci vaut pour toutes les communautés linguistiques. Miriam Mellman, qui habite San Francisco, ne parle que l'anglais. "Internet est planétaire, il est donc important qu'il soit multilingue, déclare-t-elle. Ce serait formidable que des gens paresseux comme moi puissent disposer de programmes de traduction instantanée. Même si je décide d'apprendre une autre langue que l'anglais, il en existe bien d'autres, et ceci rendrait la communication plus facile. Je ne sais pas si un tel programme est techniquement possible, mais il serait très pratique."

La demande ne vient pas seulement des unilingues, mais aussi de ceux qui parlent deux ou plusieurs langues. Le numérique en général et le web en particulier leur ouvrent à tous des perspectives sans précédent, et ils aimeraient bénéficier de cette manne multilingue en ayant accès aux langues qu'ils ne connaissent pas. "Je suis de langue française, raconte Gérard Fourestier, créateur de Rubriques à Bac. J'ai appris l'allemand, l'anglais, l'arabe, mais je suis encore loin du compte quand je surfe dans tous les coins de la planète. Il serait dommage que les plus nombreux ou les plus puissants soient les seuls qui 's'affichent' et, pour ce qui est des logiciels de traduction, il y a encore largement à faire."

Chercheur en traduction automatique et coordinateur d'ELSNET (European Network of Excellence in Human Language Technologies), Steven Krauwer suggère les solutions suivantes: "en ce qui concerne l'auteur, une meilleure formation des auteurs de sites web pour exploiter les combinaisons de modalités possibles afin d'améliorer la communication par-delà les barrières des langues (et pas seulement par un vernis superficiel); en ce qui concerne l'usager, des logiciels de traduction de type AltaVista Translation, dont la qualité n'est pas frappante, mais qui a le mérite d'exister; en ce qui concerne le navigateur, des logiciels de traduction intégrée, particulièrement pour les langues non dominantes, et des dictionnaires intégrés plus rapides."

Luc Dall'Armellina, co-auteur et webmestre d'oVosite, espace d'écritures multimédias: "La traduction simultanée (proposée par AltaVista par exemple) ou les versions multilingues d'un même contenu me semblent aujourd'hui les meilleures réponses au danger de pensée unique que représenterait une seule langue d'échange. Peut-être appartient-il aux éditeurs des systèmes d'exploitation (ou de navigateurs?) de proposer des solutions de traduction partielle, avec toutes les limites connues des systèmes automatiques de traduction..."

Pierre Magnenat, responsable de la cellule "gestion et prospective" du centre informatique de l'Université de Lausanne: "La seule solution que je vois serait qu'un effort majeur et global soit entrepris pour développer des traducteurs automatiques. Je ne pense pas qu'une quelconque incitation ou autre quota pourrait empêcher la domination totale de l'anglais. Cet effort pourrait - et devrait - être initié au niveau des états, et disposer des moyens suffisants pour aboutir."

Les logiciels de traduction automatique ne sont pas encore satisfaisants (voir 15), et la gestion de sites web multilingues demande beaucoup d'argent. La seule solution à court terme semble résider dans le développement des moteurs de recherche multilingues.

Il importe aussi d'avoir à l'esprit l'ensemble des langues et pas seulement les langues dominantes, comme le souligne Pierre-Noël Favennec, expert à la direction scientifique de France Télécom R&D: "Les recherches sur la traduction automatique devraient permettre une traduction automatique dans les langues souhaitées, mais avec des applications pour toutes les langues et non les seules dominantes (ex: diffusion de documents en japonais, si l'émetteur est de langue japonaise, et lecture en breton, si le récepteur est de langue bretonne...). Il y a donc beaucoup de travaux à faire dans la direction de la traduction automatique et écrite de toutes les langues."

Mais ces logiciels sont-ils une solution? Nicolas Pewny, fondateur des éditions du Choucas, rappelle que "chaque langue possède son génie propre. La difficulté, c'est de ne pas le perdre en route". C'est aussi l'avis de Guy Antoine, créateur du site Windows on Haiti: "Je n'ai pas grande confiance dans les outils de traduction automatique qui, s'ils traduisent les mots et les expressions, ne peuvent guère traduire l'âme d'un peuple."

Ces logiciels ne seront eux-mêmes qu'une étape. L'étape suivante devrait être la traduction instantanée. Alex Andrachmes, producteur audiovisuel et écrivain, attend "les fameuses traductions simultanées en direct-live... On nous les annonce avec les nouveaux processeurs ultra-puissants, mais on nous les annonçait déjà pour cette génération-ci de processeurs. Alors, le genre: vous/réservé/avion/de le/november 17-2000... Non merci. Plus tard peut-être."

"Quand la qualité des logiciels sera suffisante pour que les gens puissent discuter sur le web en temps réel dans différentes langues, nous verrons tout un monde s'ouvrir à nous, écrit Tim McKenna, écrivain et philosophe. Les scientifiques, les hommes politiques, les hommes d'affaires et bien d'autres groupes seront à même de communiquer immédiatement entre eux sans l'intermédiaire de médiateurs ou traducteurs."

"Peut-on réellement penser que toute la population du monde va communiquer dans tous les sens?, se demande François Vadrot, PDG de FTPress. Peut-être? Via des systèmes de traduction instantanée, par écrit ou par oral? J'ai du mal à imaginer qu'on verra de sitôt des outils capables de translater les subtilités des modes de pensée propres à un pays: il faudrait pour lors traduire, non plus du langage, mais établir des passerelles de sensibilité."

Pour conclure, laissons la parole à Michel Benoît, écrivain: "Lorsqu'un problème affecte une structure, quelle qu'elle soit, j'ai toujours tendance à imaginer que c'est techniquement que le problème trouve sa solution. Vous connaissez cette théorie? Si les Romains avaient trouvé le moyen d'enlever le plomb de leur couvert d'étain, Néron ne serait jamais devenu fou et n'aurait jamais incendié Rome. Escusi, farfelu? Peut-être que oui, peut-être que non. E que save? L'internet multilingue? Demain, ou après demain au plus. Voyons, pensez au premier ordinateur, il y a de cela un peu plus que cinquante ans. Un étage au complet pour faire à peine plus que les quatre opérations de base. Dans ce temps-là, un bug, c'était véritablement une mouche - ou autre insecte - qui s'insérait entre les lecteurs optiques. De nos jours, un carte de 3 cm x 5 cm fait la même chose. La traduction instantanée: demain, après-demain au plus."


Chapitre 15: Traduction automatique
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© 2001 Marie Lebert