Mépris de l’informatique —et de ceux qui en faisaient usage—, refus de la notion de laboratoire, crispation sur les revues savantes imprimées, tels sont les déterminants de la réaction des responsables de l’ENS littéraire, prise à son propre jeu institutionnel d’organe de reproduction de l’élite universitaire. En même temps, émergeaient quelques petits groupes de personnes qui découvraient les potentialités d’un outillage mental associé à un usage réfléchi des ordinateurs, dont l’apprentissage requérait la construction d’un réseau social autour des informaticiens, qui expérimentaient les formes éditoriales permises par le web, et qui redécouvraient ainsi —effet réflexif de leur engagement— les conditions sociales de la légitimation scientifique.
Les résistances de l’ENS littéraire à l’internet apparaissent au final logiques, si l’on garde en mémoire son statut de « gardienne du temple » au sein des sciences humaines universitaires 4.
Que se passait-il en dehors de cet espace clos? Les universités, moins prisonnières de leur image, étaient-elles plus dynamiques? Leurs enseignants y étaient-ils plus libres, ou au contraire, plus conformistes, et donc encore plus portés sur les enjeux symboliques de la publication imprimée? Au-delà des réponses à ces questions, nous voulions vérifier si notre argumentation centrée sur la difficile acquisition d’une culture informatique restait valide dans un cadre général 5. En revanche, si nous ne nous trompons pas, la faiblesse du dialogue interdisciplinaire dans l’enseignement supérieur français aurait comme corollaire un engagement dans la publication électronique savante, et une réflexion à son sujet, fort timides.
Pour répondre à ces questions, mais aussi pour nous aider à affiner notre compréhension des transformations intellectuelles induites par l’informatique et l’internet, nous avons adressé un questionnaire à des fondateurs de revues savantes ou de sites savants électroniques 6 en sciences humaines.
A notre connaissance, notre enquête est la seconde du genre: au printemps 1999, Jean-Michel Salaün 7 en avait coordonné une première sur le thème « les usages et les besoins des documents numériques dans l’enseignement supérieur et la recherche » 8. Son enquête déborde largement le propos de notre travail; tout d’abord, elle intègre dans le numérique l’internet, les cédéroms, et aussi l’audiovisuel; ensuite, elle examine les nouvelles formes de l’enseignement (incluant la formation à distance) permises ou imaginées, la réorganisation de la documentation, et étudie les méthodes de travail qu’adoptent les chercheurs —dénommés par la suite les « innovateurs » 9— qui utilisent les documents numériques et les réseaux; enfin, son champ d’étude concerne l’ensemble des disciplines.
Si, dans sa conclusion, Jean-Michel Salaün rappelle que « les enquêtes [...] menées sont trop parcellaires pour donner, à coup sûr, une photographie fidèle de la situation du document numérique dans l’université française », ce premier travail nous a malgré tout servi de repère. Par exemple, il nous a conforté dans l’idée que les réactions de l’ENS littéraire face à l’internet étaient en fait assez communes, et que les premiers à s’engager dans l’internet soulèvent rarement l’enthousiasme de leurs collègues: « ces innovateurs [...] sont isolés dans leur université, même quand ils ont l’appui des instances dirigeantes. [...] Ils ne semblent pas beaucoup rencontrer de soutien de la part de leurs collègues. [...] Sans reconnaissance, ni validation scientifique, les réalisations peuvent être, à tort ou à raison, considérées comme non pertinentes. Certaines nous ont paru impressionnantes, d’autres discutables ». La façon dont se reconstituent alors les réseaux d’échange scientifique et d’évaluation nous semblait aussi intéressante: « par contre, les innovateurs ont trouvé ailleurs, parfois très loin, des contacts, des collègues, des laboratoires et même des infrastructures susceptibles de les aider dans leurs travaux. Ils participent à un réseau de spécialistes pointus dans leur domaine, qui se connaissent, discutent et s’entraident ».
Notre enquête prolonge donc en partie celle de Jean-Michel Salaün tout en ayant trois spécificités: tout d’abord, elle est restreinte aux personnes qui se sont lancées dans un projet éditorial d’envergure dans le domaine des sciences humaines. Nous pouvons donc espérer avoir touché des acteurs dont l’activité scientifique ne peut être remise en cause. Ensuite, elle explicite les potentialités de l’outillage mental associé à l’informatique et l’internet: de nombreuses questions portaient sur ce thème. Enfin, elle explore la relation entre enjeux intellectuels et enjeux sociaux au sein de l’organisation universitaire, de façon à vérifier concrètement la cohérence du cadre théorique que nous avons élaboré dans la première partie de cette thèse.